Jean-Étienne Liotard. La liseuse (1746)

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Patrick AULNAS

Jean-Étienne Liotard (1702-1789) appartient à cette catégorie d’artistes très indépendants qui construisent leur œuvre en marge des écoles et des tendances dominantes de leur époque. Il en résulte un style très personnel qui ne varie que très peu.

 

Jean-Étienne Liotard. La liseuse (1746)

Jean-Étienne Liotard. La liseuse (1746)
Pastel sur vélin, 54,5 × 43 cm, Rijksmuseum, Amsterdam.
Image HD sur WIKIMEDIA

 

Contexte historique

Venu du milieu des artisans protestants de Genève, Jean-Étienne Liotard aime le travail bien fait et la simplicité. Il ne se rattache absolument pas au style rococo qui prévalait à Paris sous le règne de Louis XV. Les artifices, les volutes, les déguisements en figures antiques (Vénus, Diane), si courants dans le portrait français de l’époque, ne pourront être trouvés chez Jean-Étienne Liotard. C’est au contraire des scènes de genre vermeeriennes de la peinture hollandaise que s’inspire le genevois.

La mode du pastel fut introduite à Paris en 1721 par l’italienne Rosalba Carriera qui influença Maurice Quentin de la Tour, le plus grand pastelliste français du 18e siècle. Jean-Étienne Liotard est son exact contemporain et son égal en termes de réussite dans cette technique si particulière et il est aussi essentiellement un portraitiste. Mais le style de Liotard diffère profondément de celui de Quentin de la Tour par le dépouillement de la composition.

Le thème de la lecture est paradoxalement très pictural et il est exploré par l’art occidental avant même la Renaissance. Lorsqu’un personnage unique est plongé dans sa lecture, le spectateur le surprend et commet une indiscrétion. Un tel arrière-plan psychologique suscite à la fois la curiosité (que lit-elle ? que lit-il ?) et une légère culpabilité (de quoi je me mêle). Ce questionnement spontané conduit à une analyse subjective de l’œuvre qui dépasse la simple impression initiale. Le thème de la lecture est également universel et il n’est pas nécessaire d’être familier d’une culture spécifique pour l’aborder. Tout être humain  comprend immédiatement de quoi il s’agit.

 

Analyse de l’œuvre

Cette scène de genre est aussi le portrait de la nièce de l’artiste, Marianne Lavergne. C’est lors d’un séjour à Lyon, en 1746 chez sa sœur Sara, que Liotard réalise le portrait de la jeune femme de 29 ans. Il choisit de la représenter en liseuse et crée cinq versions de la composition, qui sera également reproduite en estampes.

 

Jean Daullé et Simon François Ravenet, d’après Jean-Étienne Liotard. Mademoiselle Lavergne.

Jean Daullé et Simon François Ravenet, d’après Jean-Étienne Liotard. Mademoiselle Lavergne.
Gravure. National Gallery of Art, Washington.

 

L’œuvre est signée, datée et localisée

 

Jean-Étienne Liotard. La liseuse, détail

Jean-Étienne Liotard. La liseuse, détail

 

Le modèle porte un vêtement caractéristique de la mode de l’époque, dit robe à la française. La représentation de cette robe permet de mettre en évidence l’une des caractéristiques essentielles de la peinture de Liotard, le soin apporté aux détails. Sur le gros plan ci-après on remarque les lacets de couleur orange tenus par des œillets métalliques minutieusement représentés, les motifs blancs sur fond bleu des manchettes et le crucifix en pendentif sur lequel le Christ apparaît nettement.

 

Jean-Étienne Liotard. La liseuse, détail

Jean-Étienne Liotard. La liseuse, détail

 

Dans son Traité des principes et des règles de la peinture, le peintre revendique ce goût du détail. « Le fini est une des plus agréables parties de la peinture », écrit-il, et il ajoute : « les petits détails, quand ils sont bien imités, font un très-grand plaisir » (*). Cette position est atypique chez les artistes et les amateurs d’art de l’époque. Le soin apporté à la représentation des détails est en effet considéré comme une simple imitation de la nature. La doxa du 18e siècle considérait que c’est à l’impression d’ensemble que doit s’attacher le peintre car il pourra ainsi s’approcher de la vérité, qui n’est pas imitation. Jean-Étienne Liotard, grand artiste internationalement apprécié, fut ainsi constamment mis à l’écart par l’Académie royale de peinture et de sculpture de Paris, qui fixait les règles du bon goût.

Dans le même ordre d’idées, Liotard préconise de ne laisser apparaître aucune touche, en particulier pour le rendu du corps humain. « L’uni d’une belle peau, le poli, le transparent des corps » (*) constituent pour l’artiste une contrainte technique et une ambition esthétique. Liotard était d’ailleurs particulièrement apprécié pour la finition  soignée de ses tableaux.

 

Jean-Étienne Liotard. La liseuse, détail

Jean-Étienne Liotard. La liseuse, détail

 

On retrouve ce goût du détail et du fondu des couleurs chez les peintres hollandais de scènes de genre et de natures mortes, en particulier Jan van Huysum (1682-1749), peintre de natures mortes florales très admiré de Liotard. Les connaisseurs français, quant à eux,  jugeaient cette manière « vulgaire ». Mais le succès de Liotard, qui vendait ses œuvres à un prix très élevé, permet d’apprécier leur faible influence internationale.

L’autre caractéristique de la peinture de Liotard est l’extrême dépouillement de la composition et du chromatisme. La liseuse est assise sur une simple chaise en bois, devant un fond uniforme. Elle lit calmement un document de deux feuilles, sans doute une lettre. Son visage n’exprime ni inquiétude, ni joie, ni surprise, mais reste parfaitement serein. Les couleurs se résument au brun clair, au blanc, au bleu et à l’orange. L’ensemble, positon du sujet, détails et couleurs, est d’une délicatesse extrême qui n’est atteinte que par certains chefs-d’œuvre de la peinture hollandaise.

La grande originalité du peintre genevois est là : conjuguer le dépouillement de la composition et la minutie de la représentation. Liotard est plus rigoureux que la plupart des artistes hollandais qui se limitaient rarement à une figure sur un arrière-plan uniforme. Seul Vermeer avait, à plusieurs reprises osé adopter cette formule dès le 17e siècle, en particulier avec La jeune fille à la perle (1665-1667). Nous sommes à l’exact opposé du style rococo qui surcharge le tableau de motifs variés et ne cherche nullement à soigner les détails. Le génie pictural peut se manifester de multiples façons.

 

Panorama historique sur le thème de la lecture

Le thème est utilisé depuis des siècles car il permet de saisir le moment unique où intelligence et sensibilité se concentrent sur la lecture. Dans l’art occidental, les premières œuvres concernent la lecture de la Bible par des personnages saints. A partir du 17e siècle, le sujet devient profane : lecture de lettres, de romans, d’ouvrages philosophiques.

 

Maître du Haut Rhin. Le Jardin de Paradis (v. 1410-20)

Maître du Jardin du Haut-Rhin. Le Jardin de Paradis (v. 1410). Technique mixte sur bois, 26,3 × 33,4 cm, Städelsches Kunstinstitut und Städtische Galerie, Francfort-sur-le-Main. Sur ce chef-d’œuvre du Gothique international, d’un artiste non identifié, la Vierge lit la Bible dans son jardin de paradis.

Analyse détaillée

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Van der Weyden. Marie-Madeleine lisant (1435-38)

Rogier Van der Weyden. Marie-Madeleine lisant (1435-38). Huile sur bois, 62 × 55 cm, National Gallery, Londres. Fragment d’un retable dont on possède deux autres fragments. Marie-Madeleine est absorbée dans la lecture d’un texte pieux. Il s’agit certainement d’une Bible sous forme de manuscrit. Comme il est courant dans la peinture de l’époque, la scène se situe dans une demeure du 15e siècle.

Metsys. Portrait d'un chanoine (1510)

Quentin Metsys. Portrait d'un chanoine (1510). Huile sur bois, 60 × 73 cm, Liechtenstein Museum, Vienne. Il s'agit en fait de l'archevêque Jean Carondelet (1469-1544) habillé en chanoine. Il fut chancelier de Flandre et de Bourgogne et archevêque de Palerme. Ce beau portrait est axé sur le thème de la quiétude et de la réflexion. L'impression de calme est accentuée par le paysage en arrière-plan, déjà présent chez Memling ou Gérard David.

Vermeer. La Liseuse à la fenêtre (1657-59)

Johannes Vermeer. La liseuse à la fenêtre (1657-59). Huile sur toile, 83 × 64,5 cm, Gemäldegalerie, Dresde. Premier opus du thème de la lettre chez Vermeer. Il y en aura plusieurs autres. Nous sommes vraiment ici dans l'intimisme vermeerien : calme, solitude, personnage absorbé par son univers intérieur. L'observateur du tableau a toute liberté pour interpréter la scène, mais chacun pense d'abord à une lettre d'amour. Le rideau au premier plan est un artifice de composition, courant à l'époque, recherchant l'effet théâtral : le spectateur surprend ce qu'il n'était pas censé voir.

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Quentin de la Tour. L'abbé Jean-Jacques Huber lisant, 1742

Maurice Quentin de la Tour. L’abbé Jean-Jacques Huber (1742). Pastel sur papier, 79 × 98 cm, Musée Antoine Lécuyer, Saint-Quentin. Issu d’une riche famille genevoise, Jean-Jacques Huber (1699-1747) se convertit au catholicisme et fit des études de théologie avant de s’installer à Paris. Il devint agent au ministère des Affaires Etrangères. Très lié à Quentin de la Tour, il en fit son légataire universel. L’artiste offrit une réplique du portrait à son ami sous le titre M. l’abbé***, assis sur le bras d’un fauteuil, lisant à la lumière de la lampe un in-folio. (Extrait de la notice du musée de Saint-Quentin)

Boucher. Portrait de la Marquise de Pompadour (1756)

François Boucher. Portrait de la marquise de Pompadour (1756). Huile sur toile, 201 × 157 cm, Alte Pinakothek, Munich. Après Quentin de la Tour en 1755, Boucher présente la marquise en femme des Lumières, un livre à la main.
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Fragonard. La Liseuse, 1770-72

Jean-Honoré Fragonard. La Liseuse (1770-72). Huile sur toile, 81 × 65 cm, National Gallery of Art, Washington. Le thème de la lecture a souvent été utilisé par les peintres hollandais, par exemple Vermeer, comme un élément d’une scène de genre. Fragonard choisit le portrait, focalisant ainsi sur le personnage absorbé par sa lecture. En choisissant un fond sombre et uniforme contrastant avec le jaune citron et le blanc de la robe, le peintre illumine sa composition et concentre l’intérêt de l’observateur sur la figure de la jeune-fille. L’intérêt que prend le personnage à sa lecture nous donne l’impression de déranger, de troubler un moment de recueillement.
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Auguste Renoir. Claude Monet, le liseur (1872)

Auguste Renoir. Claude Monet, le liseur (1872). Huile sur toile, 65 × 50 cm, National Gallery of Art, Washington. Probablement peint dans la maison de Claude Monet à Argenteuil, ce portrait de Monet à 32 ans restitue l’image d’un lecteur absorbé et serein. Renoir met en évidence le visage en choisissant un arrière-plan uniforme et sombre et un vêtement noir.

Berthe Morisot. Jeune fille lisant (La lecture) (1888)

Berthe Morisot. Jeune fille lisant (La lecture) (1888). Huile sur toile 74,3 × 92,7 cm, Museum of Fine Arts, St. Petersburg, Floride. « Le modèle de ce portrait était Jeanne Bonnet. L'artiste a utilisé des touches épaisses et énergiques pour appliquer des couleurs complémentaires aux tonalités douces de bleu et de vert, avec quelques touches de rouge, de bleu et de jaune. Morisot apparaît comme un membre important du mouvement impressionniste, respecté à l'égal de ses pairs, son style n'étant pas plus féminin que celui de Renoir. » (Notice Museum of Fine Arts, St. Petersburg)

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Pablo Picasso. La lecture de la lettre (1921)

Pablo Picasso. La lecture de la lettre (1921). Huile sur toile, 184 × 105 cm, musée Picasso, Paris. Le tableau marque un certain retour au classicisme après la période cubiste de Picasso. Il pourrait s’agir d’un hommage à son ami Apollinaire, mort de la grippe espagnole en 1918.

Vladimir Volegov. Sofia et la lecture (2012)

Vladimir Volegov. Sofia et la lecture (2012). Huile sur toile, 52 × 61 cm, collection particulière. Le peintre d’origine russe Vladimir Volegov crée des scènes lumineuses de personnages féminins ou d’enfants.

 

 

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(*) Cité par Takumi Miyazaki, Le goût pour le fini dans l'Europe des Lumières, cairn.info, revue a Contrario, 2014/1

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