Enguerrand Quarton. Pietà de Villeneuve-lès-Avignon (1454-56)
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Patrick AULNAS
Si la Renaissance prend naissance en Italie et en Flandre, elle se propage progressivement dans les autres pays d’Europe. La peinture française ne reste pas à l’écart de ce vaste mouvement culturel. Elle présente des caractéristiques propres, longtemps ignorées mais désormais étudiées par les spécialistes. La Pietà de Villeneuve-lès-Avignon, chef-d’œuvre d’Enguerrand Quarton, est particulièrement représentative de l’École d’Avignon.
Enguerrand Quarton. Pietà de Villeneuve-lès-Avignon (1454-56)
Tempera sur bois, 162 × 218 cm, Musée du Louvre, Paris.
Le thème de la Pietà
Le terme Pietà, d’origine italienne (pitié), désigne en peinture et sculpture, une œuvre représentant la Vierge tenant sur ses genoux le corps du Christ après la descente de croix. L’expression française Vierge de Pitié est un équivalent assez peu utilisé. Le Christ vient d’être crucifié et n’a pas encore été mis au tombeau.
La scène de la Déploration (ou Lamentation) du Christ est, quant à elle, traitée de manière plus ample et représente, en plus du Christ et de sa Mère, les autres personnages qui étaient auparavant au pied de la Croix. Le Christ n’est pas toujours sur les genoux de la Vierge. Le thème de la Pietà a donc été extrait d’une scène religieuse chrétienne plus ample, très présente également dans l’iconographie occidentale.
Les pietà apparaissent en petit format au milieu du 14e siècle dans la peinture italienne. Au 15e siècle naissent les pietà de grand format destinées à décorer les autels des églises.
Historique de l’œuvre
Ce panneau formait à l’origine la partie centrale du retable de l’église de la chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon. Les autres éléments du retable ont disparu. L’œuvre reste totalement ignorée des historiens jusqu’à 1834, date de sa découverte par Prosper Mérimée (1803-1870). Mérimée était à l’époque inspecteur des Monuments historique et l’un des premiers à se préoccuper du sort des œuvres d’art placées hors des musées. L’administration ne possédait en effet aucun inventaire des œuvres conservées dans les monuments (églises, châteaux, etc.). Au cours d’une visite, l’attention de Mérimée fut attirée par un vaste panneau placé dans une chapelle de l’église paroissiale de Villeneuve-lès-Avignon. La Pietà sort alors de l’oubli. En 1872, le panneau est transféré à l’hospice de Villeneuve. En 1904, une exposition des primitifs français est organisée à Paris et la Pietà de Villeneuve fait partie des œuvres exposées. Elle reste encore la propriété de la commune ou de la paroisse de Villeneuve-lès-Avignon. Car un litige entre paroisse et commune sur le droit de propriété survient lorsque la Société de Amis du Louvre engage les négociations d’achat. Le prix initialement proposé était fixé à 35 000 francs, mais du fait du litige, il atteint en définitive 100 000 francs. La Société des Amis du Louvre fait don du tableau au musée. Après la conclusion du contrat, la Pietà est restaurée et fait son entrée au musée du Louvre le 14 novembre 1905. Une copie réalisée en 1905 remplace désormais l’original dans l’église de Villeneuve.
L’attribution de l’œuvre est nettement postérieure à son acquisition par le Louvre. Mérimée avait suggéré le nom de Giovanni Bellini. Plusieurs autres hypothèses furent envisagées au cours de la première moitié du 20e siècle. L’historien de l’art Charles Sterling (1901-1991), spécialiste des primitifs français, proposa en 1959 le nom d’Enguerrand Quarton, aujourd’hui très largement accepté.
Analyse de la Pietà de Villeneuve-lès-Avignon d’Enguerrand Quarton
Humaniser le Christ mort sur la Croix en faisant ressortir la douleur
La composition frappe immédiatement l’observateur par sa puissance expressive. Enguerrand Quarton rompt ici avec le style gothique dont ses œuvres précédentes restaient imprégnées (par exemple, Le couronnement de la Vierge, 1454). Il met délibérément l’accent sur l’intériorité des personnages représentés, s’inspirant des peintres flamands de l’époque et principalement de Rogier Van der Weyden avec La descente de croix (1435). Les deux tableaux procèdent d'une volonté de restituer la puissance du sentiment religieux par l'expression humaine du tragique.
Les européens du 15e siècle étaient profondément croyants et pouvaient s’émouvoir plus facilement que les hommes d’aujourd’hui, dont la rationalité émousse quelque peu la spontanéité. Les artistes ont donc cherché, à partir du 13e siècle, à introduire des émotions humaines dans la représentation des personnages bibliques, alors qu’auparavant une distance devait apparaître entre le profane et le sacré. L’Église a accepté peu à peu cette évolution car elle permettait de toucher la population par l’expression des sentiments. La Pietà de Villeneuve se place dans cette évolution vers l’humanisation des scènes religieuses qui se poursuivra jusqu’au 19e siècle. Les compositions de ce type étaient encore très originales au début du 15e siècle et seuls quelques grands artistes étaient capables d’atteindre un tel effet dramaturgique. Une œuvre comme celle de Quarton suscitait donc une profonde émotion chez les contemporains qui ne disposaient que de très rares illustrations du récit religieux. C’est tout cela que Mérimée a immédiatement perçu en voyant dans une sombre chapelle de Villeneuve une magistrale Pietà. Le chef-d’œuvre continue aujourd’hui à émouvoir, au-delà même du sentiment religieux.
Les personnages représentés
Le personnage agenouillé à gauche du tableau est le donateur, c’est-à-dire celui qui a commandé l’œuvre et qui l’a payée afin de la donner à un établissement religieux, ici la chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon.
Quarton. Pietà de Villeneuve-lès-Avignon, détail
Il s’agit d’un chanoine portant les vêtements ecclésiastiques : le surplis blanc et l’aumusse de fourrure sur le bras gauche. L’identification de ce chanoine reste incertaine. Charles Sterling avait proposé le nom de Jean de Montagnac (ou Montagny) mais cette hypothèse est infirmée aujourd’hui. Réalisme et message spirituel se conjuguent dans ce portrait du donateur : visage émacié et tendu, regard brûlant, mains jointes.
La scène religieuse à proprement parler comporte quatre personnages. A droite du donateur, Jean l’évangéliste, l’un des douze apôtres, apparaît comme un jeune homme aux cheveux longs qui soutient la tête du Christ tout en retirant la couronne d’épines.
Quarton. Pietà de Villeneuve-lès-Avignon, détail
Au centre, la Vierge est représentée comme une femme âgée au visage marqué par la souffrance. La phrase en latin inscrite sur le bord supérieur du tableau, et extraite des Lamentations du prophète Jérémie, correspond à ce que ressent la Vierge : « Ô vous tous qui passez par ce chemin, regardez et voyez s’il est douleur pareille à la mienne. »
Quarton. Pietà de Villeneuve-lès-Avignon, détail
Toute la maîtrise du peintre apparaît dans le contraste entre le corps torturé du Christ et son visage où rien ne transparaît du supplice de la crucifixion. C'est la quiétude du juste que veut évoquer l'artiste.
Quarton. Pietà de Villeneuve-lès-Avignon, détail
Marie-Madeleine, qui a également assisté à la crucifixion, apparaît à droite du Christ comme une jeune femme qui essuie ses larmes avec le revers de son manteau. Le vase de parfum qu’elle tient dans sa main gauche est un attribut traditionnel du personnage, qui permettait aux fidèles de l’identifier.
Quarton. Pietà de Villeneuve-lès-Avignon, détail
Une auréole portant leur nom en latin encadre la tête des trois personnages assistant le Christ mort.
Une œuvre unique et magistrale
Aucun équivalent de cette Pietà ne nous a été transmis. Elle inspira d’autres artistes dans le courant du 15e siècle, comme cet inconnu, auteur d’une Pietà de Tarascon. Enguerrand Quarton, originaire de Picardie, connaissait certainement quelques œuvres de la peinture flamande. Avec cette Pietà, il associe le réalisme puissant des flamands à des formes épurées mises en évidence par l’absence d’arrière-plan. Le fond or des peintures du Moyen Âge subsiste. Son sens aigu de la composition conduit Quarton à limiter le nombre de personnages pour mieux représenter l’élégance tragique de chacun d’eux. Par son dépouillement et sa rigoureuse simplicité la Pietà de Villeneuve-lès-Avignon parvient à communiquer l’intensité tragique des grands chefs-d’œuvre.
Autres compositions sur le même thème
Pietà de Tarascon (1456-57). Tempera sur bois, 84 × 130 cm, Musée de Cluny. Ce panneau d’un peintre non identifié est directement inspiré de la pietà de Quarton. |
Le Perugin. Pietà (1483-95). Huile sur bois, 168 × 166 cm, Galerie des Offices, Florence. Cette composition se caractérise, contrairement à celle de Quarton, par la sérénité. Nulle tension dramatique chez Pérugin qui semble accentuer la quiétude en plaçant la scène dans un cadre architectural parfaitement symétrique lui permettant d’introduire un effet de perspective. |
Giovanni Bellini. Pietà (1505). Huile sur bois, 65 × 90 cm, Gallerie dell'Accademia, Venise. Cette huile sur bois évoque à certains égards le style du grand peintre allemand Albrecht Dürer (1471-1528). Sur le paysage en arrière-plan, les historiens ont pu identifier un certain nombre d'édifice de Vicenza, ville d'Italie du Nord peu éloignée de Venise. |
Giorgio Vasari. Pietà (v. 1550). Huile sur bois, 174 × 130 cm, musée de la Chartreuse, Douai. Anciennement attribuée à Francesco Morandini, cette Pietà est désormais unanimement reconnue comme une œuvre de Vasari. « L'idéalisation des visages, les musculatures puissantes, le répertoire gestuel sont autant d'éléments qui caractérisent la deuxième génération maniériste à Florence. Le corps encore souple du Christ est un souvenir incontestable de la Pietà de Michel-Ange alors que le profil et la chevelure bouclée de saint Jean évoquent les figures de Rosso. A ces influences, s'ajoute un goût pour une gamme variée de couleurs acides qui créent de précieux effets de décoloration. » (Notice musée de la Chartreuse de Douai) |
Nicolas Mignard. La Pietà (1655). Huile sur toile, 124,8 × 151,5, musée Calvet, Avignon. Nicolas Mignard (1606-1668) a peint essentiellement des scènes religieuses. « Ce tableau poignant montre le moment précis de la Déploration sur le Christ mort : la Vierge pâmée, entourée de saint Jean l’Evangéliste, le disciple préféré, et de Marie Madeleine, à qui le Ressuscité apparaîtra bientôt. » (Notice musée Calvet) |
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