Le paysage au 19e siècle
Patrick AULNAS
7. L'art du paysage au 19e siècle
Au 19e siècle, la peinture de paysage cherche à rompre avec l'académisme et ses règles de composition. Le romantisme, dès la fin du 18e, propose un nouvel état d'esprit en privilégiant les émotions de l'artiste. Les peintres réalistes quittent complètement le paysage idéalisé qui avait dominé jusqu'alors et s'attachent à étudier avec minutie les phénomènes naturels. Mais ce sont surtout les impressionnistes qui marquent le début de la modernité picturale en détachant le sujet traité de l'objet représenté. Le paysage devient désormais une interprétation très libre de la réalité observée.
Le romantisme
Caspar David Friedrich. Lever de lune sur la mer (v. 1821)
Huile sur toile, 135 × 170 cm, musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg.
Le romantisme est d'abord un courant littéraire qui prend naissance en Allemagne au 18e siècle, puis s'étend à l'Angleterre et à la France avec François-René de Chateaubriand (1768-1848), Victor Hugo (1802-1885), Alfred de Musset (1810-1857). Le romantisme touchera ensuite les autres disciplines artistiques et en particulier la peinture et la musique.
Les premières œuvres picturales romantiques sont anglaises, mais le mouvement s'étendra rapidement à l'Allemagne, la France et l'Espagne. L'art romantique cherche à se départir des conventions antérieures (scènes historiques et religieuses, portraits de grands personnages) pour mettre l'accent sur les émotions individuelles, parfois portées à leur paroxysme. Il s'agit également d'une réaction contre le rationalisme du siècle des Lumières : le sentiment doit prévaloir sur la raison, l'imagination importe plus que l'analyse critique. Les émotions peuvent provenir de la société (guerres, révolution), de la psychologie humaine (rêves) ou de la nature (paysages) et la peinture romantique comporte ces trois aspects.
Le paysage romantique se situe par l'esprit à l'opposé du paysage classique. A la raison classique, il oppose la passion. A l'équilibre de la composition, il substitue l'exubérance. Il ne s'agit plus de représenter la nature de façon objective, en l'idéalisant, mais d'exprimer ses émotions, ses troubles. La subjectivité revendiquée est la caractéristique fondamentale du romantisme. De ce point de vue, il hérite des apports d'un courant littéraire du 18e siècle qui explore pour la première fois les mystères de la sensibilité individuelle (en particulier J.-J. Rousseau : Les Confessions, La Nouvelle Héloïse).
Comme l'a remarqué Baudelaire, « le romantisme n'est précisément ni dans le choix des sujets ni dans la vérité exacte, mais dans la manière de sentir ». L'individu et sa perception subjective sont donc au centre de la création artistique. Mais il ne s'agit pas d'une subjectivité à la recherche de la quiétude. L'exaltation des sentiments, la violence des rapports humains, parfois la folie, sont privilégiés.
Allemagne
Caspar David Friedrich (1774-1840) est l'artiste le plus marquant du courant romantique en Allemagne. Selon lui, l'activité du peintre ne consiste pas seulement à peindre « ce qu'il voit devant lui, mais aussi ce qu'il voit en lui. Toutefois, s'il ne voit rien en lui, mieux vaut qu'il s'abstienne aussi de peindre ce qu'il voit devant lui. » (*) Cette conception s'applique aux nombreux paysages réalisés par Friedrich qui ne doivent pas être inventés comme le faisaient les classiques, mais d'abord ressentis intérieurement. Friedrich était ainsi assez proche de la conception spiritualiste de l'art du peintre Philipp Otto Runge (1777-1810), autre représentant du romantisme allemand. Mais Runge s'intéresse peu au paysage en tant que tel et ne l'utilise que pour y insérer une symbolique religieuse.
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Angleterre : John Mallord William Turner
John Mallord William Turner (1775-1851) est le plus brillant représentant du romantisme en Angleterre. Il commença très jeune à travailler pour des revues et des guides de voyages. Il réalisait alors des vues topographiques mais avaient de plus hautes ambitions qui ne tardèrent pas à se réaliser. Admirant aussi bien les français Claude Lorrain et Nicolas Poussin que les néerlandais Aelbert Cuyp et Willem van de Velde, il était bien placé pour réaliser une œuvre novatrice au confluent des tendances historiques majeures de la peinture de paysage. Classé dans les peintres romantiques par son art de la poétisation des paysages, il est aussi considéré comme un des précurseurs de l'impressionnisme. Il suffit d'observer les tableaux ci-dessous pour comprendre immédiatement pourquoi.
Ayant commencé par peindre des aquarelles, il chercha par la suite à combiner les techniques de l'aquarelle et de la peinture à l'huile. Il obtint ainsi des huiles très transparentes et très lumineuses, avec des effets de brume, qui faisaient l'admiration des plus lucides de ses contemporains. Mais les plus nombreux étaient réticents et ne voyaient dans les images brouillées de Turner que fantaisie gratuite. Il faudra longtemps avant que sa peinture soit comprise car, au début de 19e siècle, l'idéal du paysage classique imprégnait encore les esprits. Vouloir saisir l'instant, la fugacité, quelques moments évanescents, au lieu de figer un schéma idéal du paysage, ne pouvait aller de soi. L'émergence d'une démarche impressionnisme dans l'Angleterre de l'époque rencontra l'incompréhension du plus grand nombre.
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Le réalisme
John Constable. Le champ de blé (1826)
Huile sur toile, 143 × 122 cm, National Gallery, Londres.
Angleterre : John Constable
John Constable (1776-1837) vouait une admiration à Thomas Gainsborough (1727-1788) et prétendait même le voir « dans chaque haie et chaque arbre creux ». Comme lui, il dut se résoudre d'abord à réaliser des portraits car ses premiers paysages ne trouvaient pas acquéreur. Il devint ensuite l'un des plus grands maîtres de la peinture de paysage. Ses compositions se situent dans la lignée de celles de Gainsborough et se rattachent ainsi à la tradition du paysage hollandais du 17e siècle. Constable est un peintre réaliste par conviction, qui condamne de façon doctrinale, dans ses conférences, le paysage arcadien des italiens et des français du 17e siècle. Pour lui, l'art se trouve « sous n'importe quelle haie et dans n'importe quelle prairie » et il s'agit pour le peintre de restituer sur la toile la nature avec un souci constant de vérité. Aussi travaillait-il en prenant des esquisses à l'huile dans la nature. Ses paysages étaient ensuite composés à partir de ce matériel dans son atelier.
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États-Unis : l'Hudson River School
Dans la jeune nation américaine se manifeste une volonté de créer une activité artistique indépendante de celle de l'Europe. Les paysages grandioses et encore vierges du Nouveau Monde offraient aux artistes une source d'inspiration inépuisable. Thomas Cole (1801-1848) fut le premier peintre à imposer un style de paysage propre à l'Amérique. Il était né en Angleterre et y avait reçu une formation de dessinateur et de graveur. Il emprunte à la fois aux paysagistes hollandais du 17e siècle pour le réalisme et à Claude Lorrain pour l'équilibre classique de la composition. Cole sera vite reconnu comme l'inventeur du paysage pictural américain par l'American Academy of Fine Arts, fondée en 1817. Il aura de nombreux successeurs.
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France : L'École de Barbizon
A partir de la fin du 18e siècle, certains peintres avaient pris l'habitude de réaliser des esquisses à l'huile en plein air avant de composer l'œuvre définitive en atelier. John Constable lui-même procédait ainsi. En France, Théodore Rousseau (1812-1867) utilisait cette méthode pour créer des paysages très réalistes en opposition complète avec les critères de l'art académique. Ses tableaux furent donc systématiquement refusés au Salon officiel dans un premier temps. Il partit alors s'installer à Barbizon, petite commune de Seine-et-Marne, proche de la forêt de Fontainebleau. D'autres peintres vinrent le rejoindre et Barbizon devint ainsi le lieu où les peintres réalistes trouvaient leur inspiration. Certains y vécurent plusieurs années, mais d'autres n'y faisaient que des apparitions. Le terme École de Barbizon n'apparut qu'en 1890. Il ne s'agit pas d'une école où les artistes viennent apprendre la technique mais d'une communauté d'orientation artistique.
Cette peinture rencontra le succès vers le milieu du siècle. En 1849, La Forêt de l'Isle-Adam de Théodore Rousseau est admise au salon et remporte la médaille d'or. A l'Exposition universelle de Paris en 1855, une salle est entièrement consacrée au peintre. Les peintres de l'École de Barbizon (en particulier Jean-Baptiste Camille Corot, Charles-François Daubigny) ont chacun un style personnel, mais la volonté de dépasser les règles de composition académique les unit. Seul Jean-François Millet conserve le modèle classique de composition en l'appliquant à des scènes de genre paysannes.
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L'impressionnisme et le postimpressionnisme
Alfred Sisley. Le pont de Moret (1893)
Huile sur toile, 73,5 × 92 cm, musée d'Orsay, Paris.
Lorsque la photographie se développe, à la fin du 19e siècle, l'objectif de réalité que s'assignait le peintre ne présente plus grand intérêt. La photographie, en se perfectionnant, pourra capter des images multiples et de qualité croissante. La peinture doit alors se tourner vers autre chose. Les peintres du courant impressionniste (Claude Monet, Camille Pissarro, Edgar Degas, Pierre-Auguste Renoir, etc.) cherchent à saisir l'instant présent, c'est-à-dire une réalité fugace qui aura déjà changé une heure plus tard. La lumière joue un rôle essentiel. Il s'agit de suggérer une impression ou une émotion captée par l'œil humain. Les touches de peinture sont visibles, l'utilisation du flou est systématique, le dessin est tout à fait secondaire ou même inexistant. Marcel Proust parle à propos des impressionnistes de leur aptitude à exprimer « l'essence de l'impression qu'une chose produit, essence qui reste impénétrable pour nous tant que le génie ne nous l'a pas dévoilée. ». L'art se situe dans le raffinement et la perspicacité du regard.
L'impressionnisme est donc d'abord une peinture réaliste. Ce n'est pas un hasard si le mouvement réaliste, et en particulier l'école de Barbizon, précède historiquement l'impressionnisme. L'une des rares femmes impressionnistes de la fin du 19e siècle, Berthe Morisot, a parfaitement exprimé ce souci de représentation du réel dans ce qu'il a d'éphémère : « Fixer quelque chose de ce qui passe, oh ! quelque chose, la moindre des choses, un sourire, une fleur, un fruit, une branche d'arbre [...]. Cette ambition-là est encore démesurée. »
D'une manière générale, les impressionnistes peignent sur le motif. Cela signifie que leur travail ne comporte pas deux phases distinctes : des croquis préparatoires pris sur le vif, puis une composition en atelier. Les impressionnistes peignent directement leur tableau à partir de l'observation du sujet. Pour les paysagistes, le chevalet est donc posé à l'extérieur face au paysage à réaliser.
Le terme postimpressionnisme a été utilisé à partir du début du 20e siècle pour qualifier des évolutions diverses de l'impressionnisme. Il ne désigne pas un courant artistique homogène. Des peintres ayant connu une phase impressionniste entre 1860 et 1880 vont chercher à évoluer en utilisant un style de plus en plus personnel (Cézanne) ou une technique particulière (Seurat). Mais si le style évolue, l'essence de la révolution impressionniste n'est pas remise en cause : transposer sur la toile en toute liberté des émotions visuelles. Certains artistes comme Van Gogh ou Gauguin traversent plusieurs courants.
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Auguste Renoir. La Grenouillère (1869). Huile sur toile, 66,5 × 81 cm, Nationalmuseum, Stockholm. Le bord de l'eau, qu'il s'agisse d'une rivière ou de la mer, constitue un thème récurrent de l'impressionnisme. Certains sites sont restés célèbres comme la Grenouillère, établissement de canotage, de bain, de bal et de restauration, installé sur l'île de la Chaussée à Croissy-sur-Seine. Monet et Renoir y ont travaillé régulièrement en 1869. Les deux peintres représentent l'animation et la lumière du lieu avec ses chatoiements sur le fleuve. |
Alfred Sisley. Vue de Villeneuve-la-Garenne sur la Seine (1872). Huile sur toile, 59 × 81 cm, musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg. Alfred Sisley (1839-1899) a peint exclusivement des paysages, contrairement à la plupart des impressionnistes qui composaient de nombreuses scènes de genre. Ce tableau réalisé deux ans avant la première exposition impressionniste (1874) est une étude de la lumière qui inonde l'arrière-plan tandis qu'au premier plan la rive reste dans l'ombre. L'observateur a ainsi l'impression presque physique de se trouver à l'ombre des arbres et d'observer la lumière sur la Seine et les maisons de Villeneuve. |
Alfred Sisley. Le pont de Moret (1893). Huile sur toile, 73,5 × 92 cm, musée d'Orsay, Paris. En 1880, Sisley s'installe près de Moret-sur-Loing, en Seine-et-Marne, où il décèdera en 1899. Il réalise alors de très nombreux paysages lumineux et paisibles du village et de la campagne environnante. Spécialisé dans le paysage, Sisley s'intéresse davantage que les autres impressionnistes à l'espace. Ses compositions panoramiques aux couleurs vives et aux ciels immenses évoquent la quiétude de la campagne à la fin du 19e siècle. |
Georges Seurat. Un dimanche après-midi sur l'île de la Grande Jatte (1884-86). Huile sur toile, 208 × 308 cm, Art Institute, Chicago. Georges Seurat (1853-1891) met au point la technique pointilliste. Il s'agit de peindre en juxtaposant de très petites touches, voire même des points. A distance, seule l'harmonie de l'ensemble ressort. Le mélange des couleurs est optique : le spectateur, à distance, ne perçoit plus que les nuances ou les contrastes sans distinguer la couleur de chaque touche. La Grande Jatte fut une œuvre monumentale, très remarquée lors de sa présentation à la dernière exposition impressionniste de 1886. Si le thème est impressionniste, l'ambition de Seurat ne se limite pas à saisir un instant de spontanéité. Les personnages ont quelque chose de conventionnel, voire de hiératique comme le couple debout au premier plan ; il s'agit pour la peintre de donner un caractère intemporel à la composition. |
Paul Gauguin. La cueillette des fruits (1887). Huile sur toile, 61 × 116 cm, Rijksmuseum Vincent van Gogh, Amsterdam. Paul Gauguin (1848-1903) participa aux cinq dernières expositions impressionnistes (1879 à 1886). En 1887, il fait un séjour de plusieurs mois en Martinique et peint plusieurs paysages. Il se démarque déjà de l'impressionnisme en utilisant des aplats de couleurs. |
Vincent Van Gogh. Souvenir de Mauve (1889). Huile sur toile, 73 × 60 cm, Kröller-Müller Museum, Otterlo. L'œuvre de Vincent Van Gogh (1853-1890) s'étale seulement sur les dix dernières années de sa vie. Mais elle subira des évolutions radicales. Van Gogh a produit des œuvres d'inspiration nettement impressionnistes, comme ce paysage de pêcher en fleurs peint en souvenir du peintre néerlandais Anton Mauve (1838-1888), cousin par alliance de Van Gogh. Ce Souvenir de Mauve avait été envoyé par Van Gogh à la veuve de l'artiste. |
Vincent Van Gogh. La nuit étoilée (1889). Huile sur toile, 73 × 92 cm, Museum of Modern Art, New York. A peu près à la même époque, Van Gogh peint des tableaux tourmentés aux couleurs éclatantes qui s'éloignent beaucoup du style impressionniste fait de petites touches. Ce ciel aux vagues océaniques révèle le trouble intérieur du peintre, qui le conduira à la folie. En cherchant à exprimer ses tourments par une utilisation très libre des formes et des couleurs, il se rapproche déjà de l'expressionnisme qui se développera en Allemagne au début du 20e siècle. |
Paul Cézanne. Montagne Sainte-Victoire (1904). Huile sur toile, 70 × 92 cm, Philadelphia Museum of Art. Après une période impressionniste, Cézanne (1839-1906) chercha à analyser la structure de la représentation picturale. Alors que les impressionnistes utilisent de petites touches, il recourt à des empâtements et fait ressortir les formes géométriques. L'évolution du peintre est saisissante dans les représentations successives de la Montagne Sainte-Victoire, située à l'est d'Aix-en-Provence. Dans le tableau de 1904, il est sur la voie du cubisme. |
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(*) Cité par Nils Büttner, L'art des paysages, Éditions Citadelles et Mazenod.
Commentaires
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- 1. ZOUHAIER ILAHI Le 01/02/2021
Merci infiniment pour votre synthèse éminente! -
- 2. Godefroy Dang Nguyen Le 10/07/2019
Une synthèse magistrale!
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