Giorgio de Chirico. Chant d’amour (1914)

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Patrick AULNAS

Les tableaux du peintre italien Giorgio de Chirico (1888-1978), proches du surréalisme, peuvent aussi s’interpréter comme des allégories de la condition humaine.

 

Giorgio de Chirico. Chant d’amour (1914)

Giorgio De Chirico. Chant d’amour (1914)
Huile sur toile, 73 × 59,1 cm, Museum of Modern Arts (MoMA), New York.
Image HD sur WIKIMEDIA

 

Contexte historique

En 1914, les artistes sont à l’affût de l’avant-gardisme. Après l’impressionnisme, qui débute dans la décennie 1860, de nombreux courants picturaux voient le jour, parfois de façon tout à fait transitoire. Au début du 20e siècle, le fauvisme, l’expressionnisme, le cubisme font leur apparition. Giorgio de Chirico ne se rattache à aucun de ces mouvements, ce qui est une originalité pour un peintre souhaitant innover. Son approche est pré-surréaliste dans la mesure où l’œuvre évoque l’intériorité de l’être humain. Cette intériorité est en relation avec la civilisation dans laquelle il vit, d’où les architectures, les sculptures, les paysages qui apparaissent dans ses tableaux. Cependant Giorgio de Chirico n’appartient pas au courant surréaliste, mais qualifie sa peinture de métaphysique.

 

Analyse de l’œuvre

Le refus de la représentation apparaît d’emblée en observant Chant d’amour. Mais la dilution des formes, propre à l’impressionnisme, la liberté chromatique caractéristique du fauvisme n’intéressent pas Giorgio de Chirico. Seule la géométrisation des formes pourrait autoriser une relation avec le cubisme. Cependant, l’œuvre retient l’attention de l’observateur par sa signification latente. Celui-ci aperçoit immédiatement la juxtaposition d’une tête de statue antique (il s’agit de l’Apollon du Belvédère, musée du Vatican), d’un gant en caoutchouc et d’une sphère verte, objets qui évoquent pour lui l’art occidental, la civilisation industrielle et un symbole de l’univers, des planètes, du cosmos. La locomotive à vapeur en arrière-plan, les éléments architecturaux placés à droite confortent ce ressenti.

Cette symbolique traduit quelques éléments fondamentaux de l’approche du monde par la culture occidentale. Comme ils se bousculent dans les pensées et dans les rêves de tout individu rattaché à cette civilisation, un artiste peut avoir l’ambition d’évoquer par l’image, le son, le texte, ce monde intérieur. Chirico le fait par la peinture en juxtaposant des symboles particulièrement évocateurs. Utiliser le terme métaphysique pour qualifier ce type de peinture relève évidemment du subterfuge visant à paraître novateur. En 1914, l’avant-gardisme était à l’honneur dans le milieu artistique et un peintre ambitieux ne pouvait éluder le tropisme du renouvellement permanent.

Un tel tableau, s’il évoque incontestablement l’univers mental de l’occidental cultivé, doit aussi s’interpréter subjectivement si l’on veut dépasser ce constat. Le dialogue singulier entre le spectateur et l’image conduit nécessairement à des ressentis variables et à des idées multiples. Par exemple, la tête d’Apollon et les arcades peuvent signifier la nostalgie de la beauté classique dans un monde dominé par les produits standardisés représentés par le gant et la locomotive. Nombreux étaient les artistes de cette époque qui n’avaient pas d’affection particulière pour la révolution industrielle et les bouleversements sociaux induits (travail à la chaîne, urbanisation, etc.). Mais il est aussi possible de retenir une interprétation synthétisante : notre monde intérieur est désormais habité par une culture acquise (livres, musées, etc., c’est le passé) et une réalité sociale et paysagère présente. Les évolutions historiques rapides du 19e siècle ont rompu une certaine continuité historique se manifestant par la stabilité. La locomotive et le gant représentent bien cette évolution historique récente qui est le réel actuel et irrécusable. Tous les occidentaux sont le produit de cette culture reflétant leur passé et de cette réalité vécue. Ils ne peuvent rejeter ni l’une ni l’autre.

Une telle interprétation allégorique est compatible avec l’aspect formel de Chant d’amour. Giorgio de Chirico ne cherche pas à renouveler l’art de peindre comme l’avaient fait les impressionnistes un demi-siècle plus tôt. Bien au contraire, il juxtapose des formes géométriques simples sur un fond bleu céruléen assombri qui n’évoque absolument pas la lumière méditerranéenne de son Italie natale. Les autres couleurs, brun grisé, gris et vert foncé, orange brûlé ne portent pas spontanément à l’optimisme. Précédant la guerre de 1914-1918, cette allégorie de l’intériorité occidentale n’a pas pu être influencée par le conflit qui allait déchirer l’Europe entière, mais elle correspond parfaitement à la fin d’un monde. Pour beaucoup d’historiens, le 19e siècle finit en 1914 et le 20e siècle s’impose alors par la violence. Le tableau de Chirico évoque cette ambiance de fin d’un monde en agençant quelques objets comme pouvait le faire les artistes des siècles passés avec les vanités, natures mortes allégoriques symbolisant la mort.

 

Philippe de Champaigne. Vanité (v. 1671)

Philippe de Champaigne. Vanité (v. 1671)
Huile sur bois, 28 × 37 cm, musée de Tessé, Le Mans
Cette Vanité  symbolise la mort et la vacuité de l’existence humaine. Le sablier évoque l’inexorable écoulement du temps et la fleur dans le vase va se faner très vite. Quant à l’homme, il sera bientôt réduit à l’état de squelette. De façon sous-jacente, il faut entendre que seule la vie éternelle, promise par la religion, mérite d’être prise en considération.

 

Certes, il n’est pas question chez Chirico de la mort d’un être humain, mais de celle, envisageable à ce moment, d’une civilisation. En 1919, Paul Valéry publiait La crise de l’esprit où figurait la phrase célébrissime : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Il n’y a rien de surprenant à ce qu’un artiste comme Giorgio de Chirico ait pu, quelques années auparavant, composer l’image prémonitoire de la réflexion de Valéry. L’art n’a-t-il pas aussi pour fonction de pressentir les mouvements de l’histoire avant même qu’une quelconque analyse apparaisse ?

Ce Chant d’amour s’adresse donc à l’humanité entière et à ses fragiles créations.

 

Autres compositions sur le même thème

La peinture allégorique connaît le succès depuis des siècles. Toute œuvre a d’ailleurs un aspect allégorique par sa dimension sémantique. Il est toujours possible de conceptualiser l’interprétation. De nombreuses allégories ont un sujet précis (la Justice, la Sagesse, la Charité, la Mort, le Temps, etc.). D’autres, comme Chant d’amour de Giorgio de Chirico, ont une portée plus générale et permettent des interprétations multiples. Voici quelques exemples appartenant à cette seconde catégorie.

 

Botticelli. Le printemps (v. 1482)

Sandro Botticelli. Le printemps (v. 1482). Tempera sur bois, 203 × 314 cm, Galerie des Offices, Florence. Cette composition célébrissime est une allégorie du printemps (c’est-à-dire de la renaissance de la nature), mais aussi, par ses personnages ambigus (chrétiens et antiques à la fois), un dépassement de la peinture religieuse soumise au dogme chrétien. Le néo-platonisme des Médicis a permis ce chef-d’œuvre qui n’aurait pas vu le jour, à cette époque d’inquisition catholique, sans l’appui des grands patriciens florentins.
Au centre (en blanc et rouge) Vénus, déesse de l’amour, est un symbole de la régénération de la nature. Mais il est également possible d’interpréter cette figure comme celle de la Vierge. L’ambigüité est voulue et correspond à l’approche néo-platonicienne. A gauche de Vénus, les trois Grâces, déesses romaines personnifiant la vie. A l’extrême-gauche, en rouge, Mercure, le messager des dieux, chasse un nuage, c’est-à-dire le voile qui masque la vérité. A droite, trois personnages : Zéphyr, Chloris et Flore. Zéphyr, le vent d’ouest (en bleu), souffle sur la nymphe Chloris dont le visage exprime la surprise ou la peur. Après avoir été séduite par Zéphyr, elle devient Flore, la déesse du printemps au vêtement décoré de fleurs.
Des interprétations diverses ont été données à cette allégorie du printemps, et l’on a même utilisé la psychanalyse ! Le printemps, la renaissance de la nature, l’amour, la sexualité. Tout cela peut évidemment s’enchaîner. Mais l’essentiel est tout simplement une image prodigieusement réussie de la vie et de la beauté.

Image HD sur GOOGLE ARTS & CULTURE

Giorgione. La tempête (v. 1505)

Giorgione. La tempête (v. 1505). Huile sur toile, 82 × 73 cm, Galerie de l'Académie, Venise. Des interprétations diverses, à caractère mythologique ou littéraire, ont été proposées pour ce tableau. Elles n'intéressent que les spécialistes. C'est la poésie émanant de l'image qui frappe l'observateur. Sans doute provient-elle du mystère des deux personnages sur fond de nature déchaînée. Le jeune soldat regarde une femme nue allaitant son enfant. L'orage éclate à l'arrière-plan sans entamer la quiétude des personnages. La composition comporte en fait l'agencement de quatre éléments qui lui donnent une dimension universelle : l'homme et la femme, absorbés dans leurs pensées, les réalisations humaines (les constructions) et la nature qui domine l'ensemble.

Titien. L'Amour Sacré et l'Amour Profane (1514)

Titien. L'Amour Sacré et l'Amour Profane (1514). Huile sur toile, 118 × 279 cm, Galerie Borghèse, Rome. Le titre vient d'une interprétation du tableau en cours au 18e siècle. La figure nue représenterait l'amour céleste et la figure habillée l'amour terrestre. Cette interprétation n'est plus en vigueur aujourd'hui. Le tableau a été peint à l'occasion du mariage à Venise de Nicolò Aurelio et Laura Bagarotto. La mariée, en blanc, est placée dans un cadre mythologique avec à ses côtés Cupidon et Vénus qui porte la flamme de l'amour. Pour le reste, il faut se référer au néoplatonisme de l'époque car cette œuvre était destinée à des personnes cultivées qui y voyaient des références qui aujourd'hui ont perdu tout intérêt. Demeure un chef-d'œuvre de la Renaissance par son classicisme intemporel.

Dosso Dossi. Les trois âges de l’homme (1518-20)

Dosso Dossi. Les trois âges de l’homme (1518-20). Huile sur toile, 77,5 × 111,8 cm, Metropolitan Museum of Art, New York. Cette allégorie du passage de la vie humaine comporte deux garçons cachés derrière un buisson symbolisant la jeunesse, un couple d’amoureux représentant la maturité et les deux personnages discutant un peu en retrait et évoquant la vieillesse. L’originalité stylistique de Dosso Dossi résulte de sa technique. Alors que les peintres dessinaient d’abord et peignaient ensuite, Dossi juxtapose des touches à la manière impressionniste, même si le mot est excessif, pour obtenir une évocation et non une représentation. Les spécialistes ont parfois utilisé le mot sprezzatura (nonchalance) pour qualifier cet art, qui semble vouloir masquer les difficultés de la réalisation derrière une apparente facilité.

Analyse détaillée

Poussin. La danse de la vie humaine (1633-34)

Nicolas Poussin. La danse de la vie humaine (1633-34). Huile sur toile, 83 × 105 cm, Wallace Collection, Londres. Cette scène allégorique est centrée sur la ronde de trois femmes et d'un homme (de dos avec la couronne de lauriers). De gauche à droite, les trois femmes représentent la richesse (diadème), le travail (tresses nouées), la pauvreté (turban). L'homme qui danse représente l'oisiveté, le loisir. Poussin propose ainsi une allégorie des sociétés humaines où se côtoient effectivement ces différentes conditions. Dans le ciel, Apollon, dieu des arts, domine la ronde des humains, évoquant peut-être l'ambition de l'artiste.

Caspar David Friedrich. Voyageur contemplant une mer de nuages (1818)

Caspar David Friedrich. Voyageur contemplant une mer de nuages (1818). Huile sur toile, 95 × 75 cm, Kunsthalle, Hambourg. De nombreuses interprétations ont été données de ce tableau emblématique du romantisme. On peut y voir de multiples symboles et se perdre dans une savante exégèse. Mais, de toute évidence, il s'agit pour nous aujourd'hui du héros romantique face aux splendeurs de la nature. Pour le reste, l'interprétation est libre. Solitude face à l'immensité ? Emerveillement face à la beauté ? Petitesse de l'homme face à la grandeur et à la puissance ? Quête de spiritualité ?

Giovanni Segantini. La vie (1896-99)

Giovanni Segantini. La vie (1896-99). Huile sur toile, 190 × 322 cm, Segantini Museum, Saint-Moritz. « Ce paysage est un panorama de Soglio, du côté opposé de la vallée, avec la chaîne de montagnes Sciora et le glacier Bondasca en arrière-plan. Les derniers rayons du soleil du soir tombent sur les sommets des montagnes. Le premier plan est déjà dans une ombre profonde ; la lune qui se lève se reflète dans le petit étang au milieu de l’image. Une jeune femme avec un enfant est assise sur les racines d’un grand arbre. Au centre de la scène, un berger utilise son bâton pour ramener un veau vers le troupeau, tandis qu'à droite, deux femmes portant leurs bébés sur le dos se frayent un chemin. Selon Segantini, la scène dépeint "la vie avec tous les éléments qui ont leurs racines dans la Terre Mère". » (Commentaire Segantini Museum)

Henri Rousseau. Le rêve (1910)

Henri Rousseau. Le rêve (1910). Huile sur toile, 298,5 × 204,5 cm, Museum of Modern Art (MoMA), New York. L'une des dernières toiles et un grand chef-d'œuvre du peintre où il laisse vagabonder la création entre exotisme onirique et scène d'intérieur. Le nu sur un canapé au milieu d'une jungle totalement mythique est indubitablement une projection de l'inconscient. Chromatisme absolument unique.

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