Cranach l'Ancien. Les Trois Grâces (1531)

 
 

Cliquer sur les images ci-dessus
PARTENAIRE AMAZON ► En tant que partenaire d'Amazon, le site est rémunéré pour les achats éligibles.

 

Patrick AULNAS

Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553), qui fut l’ami de Luther, est l’auteur de nombreux nus mythologiques destinés à l’aristocratie de l’époque. Cette peinture légère et mondaine possède déjà certaines caractéristiques du maniérisme qui se développera dans le courant du 16e siècle.

 

Cranach l'Ancien. Les trois Grâces (1531)

Cranach l'Ancien. Les trois Grâces (1531)
Huile sur bois, 37 × 24 cm, musée du Louvre, Paris.
Image HD sur WIKIPÉDIA

Un chef-d’œuvre acquis récemment par le musée du Louvre

Le commanditaire de ce tableau n’est pas identifié. Mais à la date de réalisation, Cranach était le peintre officiel du Prince-Électeur Jean Ier de Saxe (1468-1532) à la cour de Wittenberg. Le petit format de l’œuvre et son sujet la prédestinait à orner les appartements privés d’un membre de l’aristocratie. Le style novateur permet de penser que le commanditaire était un amateur d’art cherchant l’originalité.

Le tableau avait été signalé en 1932 par Friedländer et Rosenberg dans la collection de la veuve du marchand d’art Jacques Seligmann (1858-1923). Il reste dans des collections privées jusqu’à son acquisition en 2011 par le musée du Louvre. Le vendeur souhaite rester anonyme et demande 4 millions d’euros pour céder le chef-d’œuvre. Outre les crédits d’acquisition du musée, les fonds sont réunis principalement grâce à des dons. Plus de 7 000 donateurs interviennent, parfois pour des sommes modestes. Le mécénat d’entreprise joue un rôle essentiel, en particulier le groupe Mazars.

 

Analyse des Trois Grâces de Lucas Cranach l’Ancien

Un peintre très productif

L’œuvre de Cranach l’Ancien comporte trois volets : les scènes religieuses, les portraits et les nus mythologiques. Les portraits et les nus de petit format permettaient à l’atelier de l’artiste, comportant de nombreux collaborateurs, de répondre à une demande abondante. On ne sait pas exactement ce qui est de la main de Cranach lui-même car il avait aussi des activités politiques et commerciales très prenantes. Il reste que le peintre inspirait et encadrait le travail artistique. L’originalité des Trois Grâces ne laisse aucun doute sur la paternité du tableau. Seul un grand artiste du 16e siècle peut atteindre cette élégante stylisation des corps et cet érotisme raffiné et très provocateur pour l’époque.

Un sujet mythologique

La figure des Trois Grâces provient de la mythologie antique. Euphrosyne, Thalie et Aglaé sont des divinités grecques, compagnes de la déesse de l'amour Aphrodite (Vénus chez les romains). Elles représentent aujourd’hui la beauté, la séduction et la créativité humaine et sont évidemment jeunes, belles et nues. La mythologie a été abondamment complétée par la poésie et la littérature pour imposer la triple figure désormais célèbre. La signification mythologique exacte correspondait au mode de vie et aux croyances de l’Antiquité et ne présente plus guère d’intérêt désormais, sauf pour les historiens.

Une œuvre atypique

Dans la peinture de la Renaissance, strictement encadrée par les valeurs religieuses, la mythologie était un prétexte permettant de représenter des nus féminins. Cranach fait preuve d’une originalité rare. Les artistes de l’époque oscillaient entre l’idéalisation de la beauté (par exemple, Corrège, Léda et le Cygne, 1531-32) et la recherche d’un certain réalisme provenant d’études sur les proportions du corps humain (par exemple, Albrecht Dürer, Adam et Ève, 1504). Lucas Cranach ne se situe dans aucune de ces deux tendances dominantes mais propose une image totalement subjective de la nudité féminine. Les corps très élancés de ses Grâces ne respectent en rien les proportions habituelles du corps humain : jambes et bras trop longs, corps graciles. Il ne cherche pas non plus à idéaliser un corps restant proche du réel à la manière de Raphaël ou de Corrège. Au contraire, il stylise largement en mettant en évidence la gestuelle. Cette approche très personnelle conduit à une intemporalité de la composition qui séduit spontanément l’observateur du 21e siècle. Alors que Cranach place souvent un paysage en arrière-plan, il maintient ici un fond sombre uniforme afin d’accentuer l’aspect sculptural des Grâces qui semblent debout sur un piédestal de pierre.

 

Cranach l'Ancien. Les Trois Grâces, détail

Cranach l'Ancien. Les Trois Grâces, détail

Le détournement du sujet : Les Trois Grâces revisitées

L’adhésion contemporaine à cette œuvre s’explique aussi par le détournement du sujet aux fins, sans doute, de satisfaire le commanditaire. Les postures des Trois Grâces ne sont pas conventionnelles et une certaine ironie transparaît. Le chapeau n’a rien d’antique ; la jambe repliée et retenue par la main témoigne d’une grande désinvolture ; les regards appuyés vers le spectateur relèvent de la provocation.

 

Cranach l’Ancien. Les Trois Grâces, détail

Cranach l'Ancien. Les Trois Grâces, détail

Cranach utilise aussi les artifices de l’époque pour montrer son savoir-faire de peintre d’exception : une gaze légère et transparente entoure le corps des trois jeunes femmes, accentuant la dimension érotique du tableau.

 

Cranach l’Ancien. Les Trois Grâces, détail

Cranach l'Ancien. Les Trois Grâces, détail

L’artiste a minutieusement travaillé les visages et les coiffures. Le chignon et les longs cheveux des deux grâces latérales ont fait l’objet de soins attentifs.

 

Cranach l'Ancien. Les Trois Grâces, détail

Cranach l'Ancien. Les Trois Grâces, détail

 

Cranach l'Ancien. Les Trois Grâces, détail

Cranach l'Ancien. Les Trois Grâces, détail

Un maniérisme exceptionnel dans la peinture allemande

La grande liberté créative que s’octroie Cranach résulte de plusieurs éléments. Il a 59 ans lorsqu’il peint ce tableau et n’a plus rien à prouver ni à redouter. Il est un peintre confirmé ayant la confiance du Prince-Électeur de Saxe. L’orientation maniériste de la peinture pour connaisseurs commence à poindre chez les peintres italiens. L’élongation des formes, la gestuelle précieuse, les postures appuyées constitueront les caractéristiques dominantes de ce courant. On les trouve déjà dans Les Trois Grâces. L’œuvre de Cranach comporte d’ailleurs bien d’autres tableaux du même style, par exemple cette Vénus debout dans un paysage de 1528 ou cette Ève mutine qui semble mener son petit Adam par le bout du nez (Adam et Ève, 1538-1539).

L’arrière-plan moral ?

Les figures dénudées de Cranach peuvent avoir un contenu moral latent, accessible aux seuls érudits de l’époque. Parfois, cependant, le message est limpide comme dans l’illustration de l’âge d’or et de l’âge d’argent, inspirée par le poème d’Hésiode Les travaux et les jours. Les dogmes religieux s’accommodant difficilement de l’inéluctable pragmatisme du progrès humain, tout va très bien à l’âge d’or, mais tout commence à se dégrader à l’âge d’argent pour finir en apocalypse aux âges du bronze et du fer. Dans Les Trois Grâces, il est plus difficile de discerner une intention morale. Élisabeth Foucart-Walter, conservatrice au musée du Louvre, ne l’exclut cependant pas.  Les Trois Grâces  « sont à interpréter dans un sens d’élévation morale et chrétienne : elles se voient conférer des vertus de générosité et d’amour d’autrui qui sont à mettre en relation avec une devise latine : « Je donne, je reçois et je renvoie », tirée de Sénèque (De beneficiis) […] Dans le contexte humaniste et savant de Wittenberg, une telle signification qui s’applique bien au tableau du Louvre ne saurait étonner. » (*)

Un éclectisme rare

Cranach l’Ancien est-il le Picasso du 16e siècle ? Toujours est-il qu’il est capable d’utiliser des registres très différents pour satisfaire l’abondante clientèle qu’il avait su conquérir. Ainsi signe-t-il, exactement à l’époque des Trois Grâces, des portraits de personnages célèbres (Martin Luther et sa femme Katharina Bora, 1529) ou des scènes religieuses (Le Christ et la femme adultère, 1532). Cette capacité à couvrir un champ très large, en modifiant radicalement le style, suppose à la fois une maîtrise technique exceptionnelle et une inspiration foisonnante que peu d’artistes possèdent.

 

Autres compositions sur le même thème

Le thème des Trois Grâces a inspiré les sculpteurs et les peintres depuis l’Antiquité. Chaque époque a donc proposé une interprétation esthétique des trois figures mythologiques. Si la Renaissance cherche en général à renouer avec l’idéal de la beauté antique (Botticelli, Raphaël), le 17e siècle s’en éloignera parfois beaucoup avec la peinture baroque (Rubens). Le thème reste prisé au 18e siècle avec un traitement actualisé mettant en scène, sans le dire, de jeunes femmes de l’époque (Carle Van Loo). Le néo-classicisme revient ensuite à plus de rigueur (Jacques-Louis David). Le sujet n’est absolument pas abandonné au 20e siècle. Le rigorisme formel étant alors totalement abandonné, toutes les provocations deviennent possibles, même des Grâces obèses en matière plastique (Niki de Saint-Phalle).

 

Les Trois Grâces, Pompéi (1er siècle)Les Trois Grâces, Pompéi (1er siècle). Fresque Pompéi, IV, Insula Occidentalis, 47 × 53 cm, Museo archeologico Nazionale, Naples.

 

Sandro Botticelli. Le Printemps, détail (v. 1482)Sandro Botticelli. Le Printemps, détail (v. 1482). Tempera sur bois, 203 × 314 cm, Galerie des Offices, Florence

Image HD sur GOOGLE ARTS & CULTURE

 

Raphaël. Les Trois Grâces (1504-05)Raphaël. Les Trois Grâces (1504-05). Huile sur bois, 17 × 17 cm, musée Condé, Chantilly.

Image HD sur GOOGLE ARTS & CULTURE

 

Cranach l'Ancien. Les Trois Grâces (1535)Cranach l'Ancien. Les Trois Grâces (1535). Huile sur bois, 49 × 34 cm, Nelson-Atkins Museum of Art, Kansas City.

Image HD sur GOOGLE ARTS & CULTURE

 

Rubens. Les trois Grâces (1636-38)Pierre-Paul Rubens. Les Trois Grâces (1636-38). Huile sur bois, 221 × 181 cm, Musée du Prado, Madrid.

 

Carle Van Loo. Les Grâces (1765)Carle Van Loo. Les Grâces (1765). Huile sur toile, 250 × 204 cm, château de Chenonceau.

 

David. Mars désarmé par Vénus et les Grâces (1824)Jacques-Louis David. Mars désarmé par Vénus et les Grâces (1824). Huile sur toile, 308 × 262 cm, Musées Royaux des Beaux-Arts, Bruxelles.

 

Koloman Moser. Les Trois Grâces (1900)Koloman Moser. Les Trois Grâces (1900). Huile sur toile, 100 × 100 cm, collection particulière.

 

Niki de Saint-Phalle. Les Trois Grâces (1994)Niki de Saint-Phalle. Les Trois Grâces (1994). Résine polyester peinte sur base acier rouillé, 66 × 79 × 89 cm (H×L×P), collection particulière.

 

____________________________________________________

(*) Commentaire des Trois Grâces par É. Foucart-Walter, musée du Louvre.

Ajouter un commentaire