Antoine Watteau. La danse ou Iris (1716-17)

 
 

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Patrick AULNAS

Les scènes historiques ou mythologiques, si abondantes dans la peinture du 17e siècle, n’intéressent pas Watteau (1684-1721). C’est le rêve et la poésie qui l’attirent, d’où les fêtes galantes et les costumes de théâtre qui parsèment son œuvre. Mais cette apparente frivolité ne conduit pas vers la gaîté. C’est vers une douce mélancolie que nous emmène ce peintre-poète.

 

Watteau. La Danse ou Iris, 1716-17

Antoine Watteau. La danse ou Iris (1716-17)
Huile sur toile, 97,50 × 115,50 cm, Staatliche Museen, Berlin.
Image HD sur Wikimedia Commons

 

Contexte historique

La remise en cause des contraintes académiques imposées aux artistes sous le règne de Louis XIV (1638-1715) caractérise le début du 18e siècle. La peinture de Watteau joue un rôle important dans cette évolution puisqu’en 1717 l’Académie royale de peinture et de sculpture va jusqu’à créer un genre nouveau, la fête galante, pour recevoir l’artiste comme académicien. Antoine Watteau venait de peindre un chef-d'œuvre, Le pèlerinage à l'île de Cythère, impossible à classer dans les genres académiques existants. La fête galante sera donc désormais acceptée car elle correspond au goût de l’aristocratie et surtout du régent Philippe d’Orléans (1674-1723). Il s’agit de scènes de genre représentant les loisirs bucoliques rêvés de l’aristocratie, où les messieurs courtisent « galamment » les dames. La danse peut être classée dans cette catégorie.

L’un des concepts sous-jacents à ce type de peinture a été développé dans Le livre du courtisan (Il libro del cortegiano, 1528) de Baldassare Castiglione (1478-1529), écrivain et diplomate italien. Il s’agit de la sprezzatura, terme difficilement traduisible mais se rapprochant de la notion de nonchalance. Selon Castiglione, le courtisan doit fuir l’affectation et se comporter comme si tout effort était inutile. Cette notion ayant connu un succès considérable, elle est reprise par d’autres écrivains, par exemple Nicolas Faret (1600-1646) dans L’Art de plaire à la Cour (1630). Il conseille aux gentilshommes de faire preuve « partout d’une certaine négligence qui cache l’artifice et témoigne que l’on ne fait rien que comme sans y penser, et sans aucune sorte de peine. »

La fête galante reflète cette aspiration de la noblesse. La vie est un plaisir, l’élégance va de soi, l’effort ne doit jamais apparaître. Cette peinture de la légèreté, voire de la frivolité, tranche fortement avec le rigorisme classique basé sur une rigueur très apparente. Aussi les compositions picturales de Watteau prennent-elles le contre-pied de celles des artistes français des décennies précédentes. Mais, chez Watteau, la légèreté de la fête cache la mélancolie des participants.

 

Analyse de l’œuvre

D’emblée l’image apparaît irréelle : un groupe d’enfants tristes, somptueusement habillés, jouent de la musique et dansent au milieu des champs. S’agit-il d’une pure convention artistique associant nature et culture ou tout simplement du reflet idéalisé du mode de vie de la haute noblesse lorsqu’elle rejoignait ses domaines provinciaux ? Les commanditaires de ce type de tableau n’étant pas des ecclésiastiques, il est probable que le clin d’œil à l’aristocratie cultivée était nécessaire. Il fallait donc que Watteau, artiste issu d’une famille de petits artisans, parvienne à saisir ce qui pouvait émouvoir les privilégiés. Ou est-ce le contraire ? Un grand artiste est-il celui qui appréhende la dimension universelle de n’importe quel thème et parvient ainsi spontanément à toucher les élites cultivées de son époque ?

Il faut répondre positivement aux deux questions précédentes. L’intuition du grand artiste l’amène aux confins du potentiel d’expressivité d’une époque et ses œuvres représentent le point le plus avancé de l’intelligence collective du moment. La danse faisait partie de la collection du marchand d’art d’Amsterdam Gerrit Braamkamp (1699-1771). Le tableau aurait ensuite été acheté par un intermédiaire pour le compte du roi de Prusse Frédéric II (1712-1786), grand amateur d’art qui possédait plusieurs tableaux de Watteau. Il ne quittera plus l’Allemagne par la suite.

Comme avec son Pierrot, Watteau parvient à l’indicible en associant la légèreté et le tragique. Alors que la danse enfantine devrait évoquer les rires et le mouvement, l’artiste place au centre de son tableau une figure statique nous fixant tristement.

 

Antoine Watteau. La danse ou Iris, détail

Antoine Watteau. La danse ou Iris, détail

 

Une très jeune fille, Iris, presque une enfant, s’arrête de danser pour nous interroger du regard. Mais la musique se poursuit. Watteau saisit un instant évanescent. Iris s’interroge et en l’observant nous nous interrogeons. Elle devrait au moins sourire comme une jeune fille qui prend plaisir à danser, mais son visage mélancolique nous conduit à sentir la fugacité du bonheur. En suspendant le temps pour montrer dans une fête galante l’instant précis de l’incertitude, le peintre parvient à évoquer la fragilité de la condition humaine. Au milieu du temps infini et de l’espace sans limite de l’univers, nous parvenons à nous divertir sans pourtant cesser de nous interroger.

 

Antoine Watteau. La danse ou Iris, détail

Antoine Watteau. La danse ou Iris, détail

 

La composition refuse résolument les normes du paysage classique français, développées avec brio par les peintres du 17e siècle, en particulier Nicolas Poussin et Claude Lorrain. Louis XIV vient de mourir à Versailles en 1715 et il s’agit désormais pour les artistes de se libérer des contraintes académiques. Le paysage de Watteau n’idéalise nullement la nature en cherchant par l’image le locus amoenus (le lieu idyllique) antique. Un simple village à l’horizon, un massif arbustif à gauche et un sol herbeux au premier plan servent de cadre à la scène musicale. Les paysages de Watteau frôlent la banalité parce qu’ils ne constituent pas le sujet de l’œuvre mais simplement le décor de théâtre dans lequel se déroule la scène. S’agit-il d’un jeu d’enfants ou d’une représentation musicale avec spectateurs ? Nous sommes encore dans l’indécision par la volonté de l’artiste, qui s’amuse à mêler fiction et réalité.

Peu d’artistes ont su capter l’instant fugace où s’exprime l’essence de la condition humaine. En conjuguant danse, musique et peinture, tout en suspendant le temps et le mouvement, Watteau saisit avec La danse un instantané de la tragi-comédie humaine.

 

Quelques compositions sur le thème de la danse depuis l’Antiquité

Depuis l’Antiquité la danse constitue un sujet pictural. Proche de la fête, le thème permet de travailler le mouvement, d’utiliser un riche chromatisme et d’envisager une infinité de compositions. Privilégiant d’abord la mythologie – des muses ou des déesses dansent – les représentations de la danse s’enrichissent à partir du 18e siècle pour s’orienter vers le réalisme voire le symbolisme au 19e siècle puis vers une liberté formelle totale au 20e siècle.

 

Tombe des Léopards, danseurs (5e s. avant J.-C.)

Tombe des Léopards, danseurs (5e s. av. JC). Fresque, nécropole de Monterozzi, Tarquinia. La nécropole de Monterozzi, proche de la ville italienne de Tarquinia, comprend de nombreuses tombes étrusques. Cette scène représente des danseurs étrusques s'accompagnant de la musique d'une double flûte et d'une cithare.

Mantegna. Le Parnasse (1496-97)

Andrea Mantegna. Le Parnasse (1496-97). Tempera sur toile, 159 × 192 cm, musée du Louvre, Paris. Cette peinture, encore appelé Mars et Vénus, a été réalisée pour le studiolo d'Isabelle d'Este. Un studiolo est un cabinet de curiosités où les dames de l'aristocratie de l'époque aimaient rassembler des objets et des tableaux qu'elles affectionnaient. Le Parnasse est le lieu des amours de Mars et Vénus dans la mythologie antique. Sur le tableau, ces deux divinités sont placées au-dessus d'une arche de pierre. En contrebas, les muses dansent et Apollon, assis à gauche, joue de la cithare. A droite, Mercure accompagne Pégase, le cheval ailé. Au demeurant, la mythologie importe peu ; c'est le style du peintre qui doit être observé car il a considérablement évolué et préfigure le 16e siècle par la lumière douce et l'harmonie des couleurs. Les personnages prennent des postures presque maniéristes.

Poussin. La danse de la vie humaine (1633-34)

Nicolas Poussin. La danse de la vie humaine (1633-34). Huile sur toile, 83 × 105 cm, Wallace Collection, Londres. Cette scène allégorique est centrée sur la ronde de trois femmes et d'un homme (de dos avec la couronne de lauriers). De gauche à droite, les trois femmes représentent la richesse (diadème), le travail (tresses nouées), la pauvreté (turban). L'homme qui danse représente l'oisiveté, le loisir. Poussin propose ainsi une allégorie des sociétés humaines où se côtoient effectivement ces différentes conditions. Dans le ciel, Apollon, dieu des arts, domine la ronde des humains, évoquant peut-être l'ambition de l'artiste.

Jean-Baptiste Pater. Le Repos dans le parc (v. 1728)

Jean-Baptiste Pater. Le Repos dans le parc (v. 1728). Huile sur toile, 56 × 64 cm, Frick Art Museum, Pittsburgh. Avec cette fête galante, Pater atteint la pleine maîtrise de son art. La composition comporte l’arrière-plan paysager indispensable, un groupe de personnes dansant, buvant, jouant de la musique et surtout la galanterie, c’est-à-dire des hommes courtisant des femmes. Les somptueux vêtements indiquent qu’il s’agit de nobles. Les postures alanguies renvoient à la sprezzatura (aisance apparente se manifestant par une certaine nonchalance) que Baldassare Castiglione (1478-1529) préconisait pour l’aristocratie dans Il Libro del Cortegiano (Le livre du courtisan). La fête galante apparaît ainsi comme l’image idéale que la noblesse de cour du début du 18e siècle voulait renvoyer d’elle, mais ne représente en rien la réalité de son vécu.

Edgar Degas. Danseuses (1884-85)

Edgar Degas. Danseuses (1884-85). Pastel sur papier, 75 × 73 cm, musée d’Orsay, Paris. « Avec ce pastel, Degas revisite une thématique déjà abordée dans sa production des années 1870 : les ballerines au repos […] Mais tout en usant de formules anciennes, Danseuses innove par son format, sa composition, et constitue sans doute le témoignage le plus important de ce que l'on a appelé la "période classique" de Degas. Vers 1884, le peintre, en effet, simplifie sa composition, réduit la profondeur de son espace pictural, rabaisse son point de vue pour le rapprocher de la normale et se concentre sur un seul personnage ou groupe de figures. » (Commentaire musée d’Orsay)

Image HD sur GOOGLE ARTS & CULTURE

Paul Gauguin. La danse des quatre Bretonnes (1886)

Paul Gauguin. La danse des quatre Bretonnes (1886). Huile sur toile, 71,8 × 91,4 cm, Neue Pinakothek, Munich. Ce tableau marque la transition entre l’impressionnisme et l’influence symboliste qui ne fera que croître. Les couleurs claires, les touches apparentes et rapides et l’ensemble de la végétation restent de style impressionniste, mais les figures des bretonnes relèvent davantage de la symbolique que d’une volonté de fidélité au réel. Il s’agit d’évoquer l’influence des coutumes régionales sur les esprits et le comportement induit. La gestuelle des danseuses a une signification mystérieuse pour l’observateur, mais qui apparaît sur leurs visages. C’est ce mystère qui est le sujet du tableau.

Matisse. La Danse, 1910

Henri Matisse. La danse (1910). Huile sur toile, 260 × 391 cm, musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg. Rattaché au fauvisme, ce grand tableau a choqué les amateurs d’art de l’époque. L’artiste cherche à évoquer par le mouvement des corps, leur nudité et le contraste violent des couleurs pures (trois couleurs seulement) la danse primitive. Le primitivisme, autre courant du moment, séduisait les artistes novateurs. La volonté de rupture avec l’art académique, qui cherchait à représenter, est ici totale. Matisse propose sa vision graphique de la danse, énergique et sensuelle.

 

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