Salvador Dali. Prémonition de la guerre civile (1936)

 
 
 

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Patrick AULNAS

Comme tous les surréalistes, Salvador Dali (1904-1989) a subi l’influence de l’approche freudienne de la personnalité humaine, basée sur le concept d’inconscient. La théorie de Freud repose sur des observations empiriques et n’a pas de caractère scientifique. De notre inconscient, soubassement inapparent de notre personnalité, peuvent jaillir des prémonitions suscitées par des sollicitations externes. Prémonition de la guerre civile représente ainsi une image de l’état d’esprit de l’artiste peu avant le déclenchement de la guerre civile espagnole (juillet 1936 - avril 1939)..

 

Salvador Dali. Prémonition de la guerre civile (1936)

Salvador Dali. Construction molle avec haricots bouillis (Prémonition de la guerre civile) (1936)
Huile sur toile, 100 × 100 cm, Philadelphia Museum of Art.

 

Genèse de l’œuvre et contexte

Le tableau s’intitulait à l’origine Construction molle avec haricots bouillis. Il est assez probable que le complément du titre – Prémonition de la guerre civile – ait été ajouté a posteriori, après le déclenchement de la guerre d’Espagne. Mais la célébrité de l’œuvre est indissociable de cette adjonction signifiante. Le titre original, vaguement descriptif, mais volontairement provocateur à la manière de Dali, ne restitue rien du contexte politique, alors que l’image proposée est en adéquation parfaite avec la violence d’une guerre civile.

Dali commence les études préalables à ce tableau dès 1935. La situation politique en Espagne est alors particulièrement instable. Grèves et insurrections se succèdent. Début 1936, Salvador Dali et Gala, son épouse, quittent leur résidence de Portlligat en Catalogne. Ils fuient les troubles de plus en plus violents pour se rendre d’abord en Italie, puis en  France et en Angleterre. Le tableau est réalisé au cours de cette période d’exil. C’est à Londres que Dali apprend le meurtre du poète Federico Garcia Lorca le 19 août 1936 à Grenade par un franquiste. Les relations entre Dali et Lorca avaient été complexes dans leur jeunesse comme l’a rapporté par la suite Dali lui-même :

« Il [F.G. Lorca] était homosexuel, ça, tout le monde le sait, et il était fou amoureux de moi. Il essaya de s'approcher de moi quelques fois… et moi, j'étais très gêné, parce que je n'étais pas homosexuel, et que je n'étais pas disposé à céder. » (*)

Les deux hommes devinrent cependant amis du fait de certaines affinités esthétiques. En apprenant la mort de Lorca, Dali sombre dans une profonde dépression. Prémonition de la guerre civile a donc été réalisé pendant une période particulièrement sombre de la vie du peintre : guerre d’Espagne, exil, meurtre d’un ami proche.

Analyse de Prémonition de la guerre civile de Salvador Dali

Forme du tableau

Le tableau est parfaitement carré, ce qui est rare. Le Philadelphia Museum of Art donne les dimensions suivantes : 99,9 × 100 cm. Ce choix permet au peintre de désarticuler un être humain, normalement beaucoup plus haut que large, pour le transformer en une créature dont la caractéristique dominante est l’extension. Dali distend le corps humain afin de le représenter sous forme d’un trapèze pouvant s’inscrire dans le carré de la toile. Cette option est essentielle pour mettre en valeur la difformité.

Une composition classique

L’image ainsi produite touche immédiatement l’observateur comme s’il s’agissait effectivement d’une projection de l’inconscient. La puissance de Dali se situe dans la création d’images non conventionnelles mais immédiatement et fortement suggestives. Car la composition reste classique. Le monstre n’est pas très éloigné de la symétrie ce qui conduit à une composition équilibrée. Le peintre choisit un angle de vue en contre-plongée afin d’accentuer l’effet de domination de la créature. Mais cet artifice est également connu depuis des siècles. Il maintient en arrière-plan un ciel immense, occupant les quatre cinquièmes de la toile, afin de faire ressortir la désarticulation de la figure humaine. Là encore, le procédé reste classique.

Une allégorie de l’Espagne en guerre

L’originalité de l’œuvre et sa célébrité résultent donc de l’imaginaire de l’artiste et de sa capacité assez rare de projeter sur la toile des scènes évoquant pour l’observateur des conflits intérieurs, des angoisses, des rêves. Contrairement à beaucoup de peintres de sa génération, et a fortiori plus jeunes, Dali associe un certain classicisme formel avec un message très contemporain. La contemporanéité reste cependant relative puisque Jérôme Bosch tentait déjà au tout début du 16e siècle de transcrire en images ses troubles intérieurs. Les angoisses de Bosch étaient avant tout religieuses (le bien et le mal, le paradis et l’enfer), celles de Dali sont politiques et émotives. Mais il s’agit toujours de représenter l’intériorité.

Quant à la signification de la scène, Dali l’a lui-même indiquée avec son vocabulaire inimitable :

« J'ai montré un vaste corps humain éclatant en excroissances monstrueuses de bras et de jambes se déchirant les uns les autres dans un délire d'autostrangulation. À l'arrière-plan de cette architecture de chair frénétique dévorée par un cataclysme narcissique et biologique, j'ai peint un paysage géologique qui avait été inutilement révolutionné par des milliers d'années, figé dans son cours normal. La structure molle de cette grande masse de chair en guerre civile, je l'enjolivai de quelques haricots bouillis, car on ne pourrait imaginer avaler toute cette viande inconsciente sans la présence, aussi peu inspirante soit-elle, de quelques farineux et mélancoliques légumes. »

La rigueur intellectuelle n’ayant jamais caractérisé le grand artiste, il ne faut pas chercher un sens caché à ces quelques phrases. Certains mots vont à l’essentiel : excroissances monstrueuses, autostrangulation, cataclysme narcissique, masse de chair en guerre civile. L’être humain désarticulé et en position instable représente l’Espagne qui s’autodétruit par des conflits sociaux et politiques, des violences constantes entre républicains et nationalistes. Il s’agit d’une allégorie de l’Espagne en marche vers la guerre civile. En choisissant une figure allégorique, Dali reprend une tradition picturale très ancienne qui s’appliquait principalement à des sujets religieux ou mythologiques. Par exemple, l’Allégorie des vices de Corrège (1530) utilise des personnages mythologiques grecs pour évoquer le mal. Un tel tableau a un caractère aussi puissamment expressif au 16e siècle que celui de Dali au 20e.

Une œuvre apolitique ?

Prémonition de la guerre civile ne prend pas position dans le conflit interne à l’Espagne. Il ne s’agit pas d’une œuvre militante, comme par exemple le célèbre Guernica de Picasso (1937) qui visait à restituer l’horreur d’un massacre perpétré par les franquistes. Dali évoque seulement sa détestation de la guerre et le trouble qu’elle provoque en lui, sans se placer du côté républicain ou nationaliste. Il s’agit d’ailleurs d’une constante du grand artiste qui s’est toujours déclaré apolitique, parfois avec le goût de la provocation et de l’autodérision qui le caractérisait :

« J’ai commencé ma vie en trahissant d’une façon très spectaculaire ma classe d’origine qui est la bourgeoisie pour ensuite proclamer toujours les vertus de l’aristocratie et de la monarchie.»

Les surréalistes étant pour la plupart proches des communistes, voire même communistes, Dali marque ici encore une forte originalité. Ne pas s’engager dans les querelles idéologiques de l’époque était considéré comme une véritable trahison et cette indépendance d’esprit vaudra à Dali son exclusion du groupe des surréalistes en 1939.

De l’enfer de Bosch à l’enfer de Dali

Que viennent faire les haricots bouillis dans tout cela ? Les légumes secs (haricots blancs, pois chiches) constituent à l’époque un aliment de base de la population espagnole et représentent donc un élément familier. Mais il est clair que, sur le plan de la composition, le peintre oppose de façon très classique le ciel et la terre, le haut et le bas, la tête et le corps. Les fonctions corporelles (alimentation, défécation) apparaissent en bas de la toile, alors que l’intelligence en train de se fourvoyer et de s’annihiler est symbolisée par une tête hideuse au rictus indéchiffrable. Par rapport aux scènes religieuses anciennes, composées de la même façon, une rupture sémantique apparaît. Par exemple, dans la fresque de Giotto de la chapelle Scrovegni de Padoue, représentant La Lamentation sur le Christ mort (1303-05), les douleurs terrestres sont compensées par un espoir céleste. Les anges volent partout dans le ciel pour figurer le divin, que l’homme doit retrouver s’il se conforme à la morale chrétienne. Chez Dali, aucun espoir n’apparaît. Le peintre choisit pour le ciel un chromatisme inquiétant avec des taches jaunâtres, grises et noires. Inutile d’espérer le paradis, nous sommes définitivement en enfer. Le lien peut être fait avec le freudisme qui propose une interprétation très conflictuelle de l’intériorité humaine. Les pulsions violentes et sexuelles structurent notre personnalité. Nous sommes la proie de forces enfouies qu’il serait vain de vouloir maîtriser. Tout au plus peut-on, par la psychanalyse, tenter de composer avec cette réalité cachée. Les figures inquiétantes du mal que proposait Jérôme Bosch s’opposaient toujours aux figures rassurantes du bien. Les tourments de l’enfer pouvaient assaillir les hommes mais l’espoir du paradis restait toujours présent. Dans le monde de Dali, comme dans celui de Freud, l’homme livré à lui-même, n’a aucune chance d'accéder au paradis.

Le tableau de Dali peut être considéré comme un chef-d’œuvre de la peinture du 20e siècle car il est une allégorie de cette époque de génocides et de guerres mondiales, des projections extérieures de ce que Freud avait discerné à l’intérieur de l’être humain. Le génie de Dali se situe dans cette capacité de restituer par une seule image les tourments d’une époque.

 

Autres compositions sur la guerre en Espagne

Goya. Tres de Mayo (1814)

Francisco de Goya. Tres de mayo (1814). Huile sur toile, 266 × 345 cm, Musée du Prado, Madrid. Tres de Mayo, ou le 3 mai 1808, allie, avec une rare puissance, romantisme et observation critique. La scène représentée est un évènement réel, l’exécution par des soldats français d’hommes ayant soutenu la rébellion contre l’occupation de l’Espagne par Napoléon.

Picasso. Guernica, 1937

Pablo Picasso. Guernica (1937). Huile sur toile, 349,3 x 776,6 cm, Museo Reina Sofia, Madrid. Avec ce tableau gigantesque Picasso entendait illustrer le bombardement de la ville espagnole de Guernica le 26 avril 1937 ordonné par les nationalistes espagnols et réalisé par l’armée allemande. L’œuvre est désormais universellement connue et a acquis une portée générale de dénonciation de la guerre.

Salvador Dali. Le visage de la guerre (1940)

Salvador Dali. Le visage de la guerre (1940). Huile sur toile, 64 × 79 cm, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam. Réalisé après le commencement de la seconde guerre mondiale, ce tableau utilise la mise en abyme (les yeux et la bouche contiennent une tête de mort reproduisant le même motif et ainsi de suite) pour exprimer la souffrance et le désarroi des hommes face à la guerre. Il est inspiré par les conflits de l’époque mais a une portée universelle.

 

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(*) Salvador Dali. Conversations avec Alain Bosquet (1969), extrait de l’article WIKIPÉDIA sur Dali.

Commentaires

  • soso
    • 1. soso Le 12/01/2023
    Magnifique
  • Lala Jean Pierre Lestrade
    Excellent article que j'ai beaucoup apprécié. Merci!
  • HEP
    • 3. HEP Le 07/01/2020
    Très sympa votre analyse.

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