L’égalitarisme socialiste ou la route de la servitude
08/10/2025
Patrick AULNAS
La société française est devenue progressivement socialiste. L’évolution commence lentement après la première guerre mondiale et s’accélère à partir de 1945. Quelques chiffres permettent de le comprendre. Les prélèvements obligatoires étaient d’environ 9% du revenu national en 1900, de 31% en 1950 et de 49% en 2010. Il est évident que lorsque la moitié du revenu annuel du pays est prélevée par la contrainte et dépensée selon des choix politiques et non individuels, nous sommes dans un système socialiste.
Deux paradoxes apparaissent à la fin du premier quart du 21e siècle. Le niveau de vie de la population française n’a jamais été aussi élevé mais les études d’opinion constatent une grande insatisfaction. La redistribution publique est parmi les plus élevée au monde mais les spéculations sur « l’injustice fiscale » redoublent.
Se réalise ainsi sous nos yeux l’intuition de Tocqueville, selon laquelle « les peuples démocratiques » renonceront à leur liberté par la passion de l’égalité :
« Je pense que les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté ; livrés à eux-mêmes, ils la cherchent, ils l’aiment, et ils ne voient qu’avec douleur qu’on les en écarte. Mais ils ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible ; ils veulent l’égalité dans la liberté, et, s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage. » (De la démocratie en Amérique, tome 2)
La passion de l’égalité
Le recul de la liberté et la passion de l’égalité se manifestent d’abord par la densification de la réglementation et de la fiscalité. La diversité des êtres humains en termes d’intelligence, de dynamisme, de créativité, de goûts conduit naturellement à une certaine inégalité sociale. Seule la contrainte juridique, prônée par les partisans du socialisme, permet de réduire cette inégalité. Le socialisme aboutit donc toujours à une inflation normative visant à encadrer toute initiative individuelle. Marche vers l’égalité et limitation de la liberté sont concomitants par nature.
Quelques chiffres permettent d’appréhender la folie normative qui s’est emparée des sociétés occidentales. En France, de 2003 à 2023, plus de 1 000 lois ont été promulguées, soit une moyenne de 50 lois par an. Les textes réglementaires d’application forment un maquis qui ne peut être connu que des spécialistes d’un sujet précis. De juin 2007 à décembre 2023, 632 décrets d’application ont été publiés par an. En 2023, on dénombre 767 décrets d’application et 7 045 arrêtés ministériels. Le volume des codes a explosé. Le code de commerce est passé de 180 743 mots en 2001 à 1 042 441 mots en 2025, soit une croissance de 477%. Le code de l’environnement comportait 211 562 mots en 2004 et 1 138 916 mots en 2025, soit une croissance de 438%.
Cette inflation normative a pour fonction de placer la population sous l’étroite surveillance de l’État en limitant la liberté contractuelle. Un contrôle omniprésent est réalisé au quotidien par les administrations publiques, dont le nombre de fonctionnaires n’a cessé de croître depuis des décennies. Il est complété par le pouvoir judiciaire (tribunaux judiciaires ou administratifs) qui intervient en cas d’infraction ou de litiges.
La limitation de la liberté qui en résulte aboutit à une égalisation des conditions sociales. Lorsque toute action est soumise à des normes juridiques précises, il devient de plus en plus difficile de manifester une spécificité. La distinction entre différences et inégalités s’estompe. La diversité socio-économique inhérente à toute société est dénoncée comme un ensemble systémique d’inégalités.
La collectivisation conduit au déclin de la responsabilité individuelle. La liberté contractuelle s’efface progressivement sous les contraintes réglementaires, l’assistanat se substitue au goût de l’initiative et de l’effort, des citoyens infantilisés remplacent les hommes libres, la revendication politique se substitue à l’initiative individuelle. Il ne s’agit plus de déterminer librement ses conditions de vie mais d’obtenir des avantages financés collectivement.
Une ambition socialiste : égaliser la détention du patrimoine
Les inégalités de revenus peuvent être facilement lissées par une imposition progressive, des cotisations sociales et une redistribution sous forme de prestations diverses. Mais les inégalités de patrimoine subsistent. L’impôt sur les successions et donations pourrait les réduire, mais cela est impossible car cet impôt est très impopulaire. L’idée a donc germé d’imposer le patrimoine de façon récurrente, en principe annuellement, afin de limiter son accumulation. Cette approche se situe idéologiquement dans l’héritage du marxisme qui opposait capital et travail, les détenteurs du capital constituant leur patrimoine au détriment des travailleurs.
La réglementation stricte de la formation du capital fait donc partie des grandes ambitions du socialisme. Les recherches de Thomas Piketty, en particulier dans Le capital au 21e siècle, publié en 2013, ont permis d’actualiser cette idée. Cet auteur propose une imposition annuelle du patrimoine afin de réduire sa rentabilité. Le raisonnement est intéressant mais fragile.
Selon Piketty, au 21e siècle, le taux de croissance économique est redevenu inférieur au taux de rendement du capital, comme au 19e siècle. Dans ces conditions, les détenteurs de capitaux accumulent un capital croissant et s’enrichissent. Au contraire, les personnes ne disposant que de leur travail, indépendant ou salarié, ne peuvent pas bénéficier d’une augmentation de leur niveau de vie supérieur au taux de croissance économique. Elles sont donc systématiquement défavorisées par rapport aux détenteurs de capitaux. Le raisonnement est macro-économique, s’appuyant sur les grands agrégats dans une société globale.
Piketty propose alors une mesure fiscale qui permettrait un rééquilibrage : un impôt annuel sur le capital. Le taux de cet impôt devrait permettre de réduire le rendement du capital de telle sorte qu’il ne puisse pas dépasser le taux de croissance économique. La taxe dite Zucman n’est qu’une simple application du raisonnement du Piketty.
Il apparaît clairement que cette analyse prolonge l’analyse marxiste de la lutte des classes comme moteur de l’histoire (bourgeoisie détentrice du capital s’opposant au prolétariat ne disposant que de son travail). Un élément majeur est cependant omis : l’émergence d’une classe moyenne patrimoniale entre le 19e et le 21e siècle. Cette classe moyenne n’est pas seulement détentrice de biens immobiliers (appartements, maisons), mais aussi de capitaux investis dans l’activité économique, directement (détention d’actions ou d’obligations d’entreprises) ou par l’intermédiaire des OPCVM, ETF ou fonds de pension. Elle bénéficie donc du rendement du capital. Seule la population la moins favorisée, ne détenant aucun patrimoine, peut être comparée à la classe ouvrière du 19e siècle, mais avec un niveau de vie considérablement plus élevé.
L’évolution historique des deux derniers siècles a donc diffusé massivement la propriété du capital. Il appartenait à une catégorie sociale qualifiée bourgeoisie par Marx, mais couvrant en réalité des situations très diverses, depuis le propriétaire terrien vivant de fermages jusqu’au banquier manipulant les capitaux d’autrui en passant par l’industriel fabricant des meubles ou des machines. Désormais, le capital appartient sans doute partiellement à quelques dirigeants de grands groupes multinationaux, mais aussi à une multitude d’épargnants et à des organismes publics, par exemple le groupe Caisse des dépôts en France.
Selon l’Insee, 6 ménages sur 10 détiennent du patrimoine immobilier et du patrimoine financier en 2024 en France. La situation est à peu près équivalente dans tous les pays riches.
Egalitarisme et concentration du pouvoir
Seule la haine du patrimoine peut conduire à sa spoliation. Pourquoi cette haine chez les socialistes ? Tout simplement parce qu’ils conçoivent la démocratie de façon étroite, purement politique. Un patrimoine important constitue un facteur de pouvoir économique non négligeable. Or, les socio-démocrates considèrent que le pouvoir doit être concentré entre les mains de politiciens élus. La détention d’un pouvoir économique résultant de la réussite individuelle ou de l’héritage est analysée comme une injustice.
Un tel raisonnement méconnaît la propension du pouvoir à entretenir sa propre croissance. Démocratie et liberté ne sont pas synonymes. Tocqueville l’avait compris. Le maintien de la liberté suppose donc de multiples sources de pouvoir. L’élection des gouvernants est une condition de la démocratie, mais elle ne peut pas garantir la pérennité de la liberté. Un État modeste et des gouvernants strictement encadrés juridiquement dans une sphère limitée de compétences sont indispensables.
La passion des peuples pour l’égalité a été exploitée habilement par les politiciens de gauche pour accumuler du pouvoir. « Tout est politique », prétendent certains d’entre eux. L’homme est sans doute un animal politique, mais il n’est pas réductible à cette dimension. Chacun peut placer subjectivement le politique au niveau qui lui convient. Mais une chose est certaine : le pouvoir politique ne doit pas être le seul dans une société si l’on veut éviter la marche vers la servitude. L’indépendance économique, et donc patrimoniale, est un facteur essentiel de liberté.
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