Fin des paysans et illusions politiques

11/03/2024

Patrick AULNAS

Les manifestations d’agriculteurs de début 2024 révèlent au grand public les difficultés économiques du secteur. Mais elles sont aussi le signe de la fin de la ruralité traditionnelle, de la petite ferme familiale. Un monde disparaît dans la souffrance mais concomitamment un autre monde apparaît déjà avec les grandes exploitations liées à l’industrie agro-alimentaire. Quelle est aujourd’hui dans ce domaine la situation de la France, pays de forte production agricole. Quelques chiffres permettent de le savoir.

 

L’effondrement de la population agricole en deux siècles

La population vivant directement de l’agriculture est passée de 18 millions de personnes en 1789 à 760 000 en 2020. Elle représentait environ 70% de la population totale en 1789 et seulement un peu plus de 1% en 2020. Ces chiffres symbolisent le passage d’un monde à un autre. L’industrialisation et l’exode rural, puis la tertiarisation des économies, ont fait disparaître la société de paysans qui avait pris naissance avec le début du néolithique voici 10 000 à 12 000 ans. Le facteur déterminant de cette évolution est évidemment le progrès technique, qui a propulsé la productivité agricole à de niveaux dont n’auraient pas pu rêver nos ancêtres de 1789. Peu d’hommes et beaucoup de machines.

 

Les petites exploitations disparaissent

Le processus de disparition de la société rurale du passé se poursuit aujourd’hui mais touche à sa fin. La seconde moitié du 20e siècle se caractérise par la chute du nombre de petites exploitations. En 1955, la France comptait 2,3 millions d'exploitations agricoles. Elles n’étaient plus que 389 00 en 2020. Ce sont les petites exploitations qui disparaissent. En 2016, selon l’INSEE, les exploitations de moins de 20 hectares n’occupaient plus que 3,7% de la superficie agricole utilisée (SAU) de l’ensemble du pays alors que les exploitations de plus de 100 hectares en occupaient 64%.

 

Du paysan au professionnel de l’agriculture

La ferme familiale disparaît donc peu à peu au profit de l’entreprise agricole employant du personnel salarié. Les chiffres précédents confirment la thèse d’Henri Mendras, qui décrivait dès 1967, dans La fin des paysans, la disparition de l’agriculture familiale traditionnelle. Le progrès technique exige en effet des capitaux importants dont ne disposent pas les petits paysans d’antan. Nombre d’entre eux se sont endettés pour tenter d’accéder à un haut niveau de productivité, mais sans y parvenir, d’où des faillites nombreuses et des drames humains. Le principe des économies d’échelle ne peut être éludé. Seule une production très importante permet d’étaler les coûts fixes et d’atteindre le niveau de compétitivité requis.

Les agriculteurs d’aujourd’hui produisant pour l’industrie agro-alimentaire, ils ne sont plus des paysans. La petite ferme se caractérisait par un travail en famille, une transmission héréditaire, une autoconsommation importante et un mode de vie spécifique, loin des villes et en adéquation avec les rythmes de la nature. L’intégration du travail de la terre à la production industrielle en vue de fabriquer des produits alimentaires plus complexes supprime l’autonomie du paysan traditionnel. Il doit se plier aux contraintes industrielles. Il devient un professionnel de l’agriculture.

 

Les illusions entretenues politiquement

La fin de la société rurale arrivera à son terme dans le courant du 21e siècle. Comme les petits commerces, les petites exploitations agricoles ne disparaîtront pas totalement mais représenteront une part très faible de la production dans des créneaux particuliers. Ce processus est douloureux comme le montre les manifestations d’agriculteurs de début 2024. Des illusions ont été longtemps entretenues par la classe politique car la paysannerie disposait de relais d’opinion importants. Une grande partie de la population a des grands-parents ou des arrière-grands-parents paysans et reste attachée émotionnellement à ce monde. L’image édénique de la ferme familiale est ancrée dès l’enfance chez les urbains. Pour eux, elle est proche du locus amoenus (lieu idyllique) chanté par les poètes antiques.

La politique agricole commune européenne, dont la France fut un instigateur et dont elle bénéficie grandement, a permis de maintenir par des transferts publics des exploitations dépassées technologiquement et incapables de faire face à la concurrence internationale. Le localisme prôné par certains partis politiques et les incitations promotionnelles à favoriser les productions locales (« achetez français ») sont des avatars du protectionnisme économique et du nationalisme politique. Mais l’avenir de l’agriculture n’est pas là.

L’avenir, qui apparaîtra progressivement au 21e siècle et qui est déjà en voie d’émergence, appartient aux grandes entreprises agricoles nécessitant des capitaux importants, très technologiques, ayant pour clients l’industrie agro-alimentaire et capables de faire face à la concurrence internationale sans aides publiques.

La disparition du monde rural ancien dans lequel vivait autrefois la plus grande partie de la population, parvient aujourd’hui à son terme.

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