Droit de cuissage, cancel culture et démocratie
27/01/2024
Patrick AULNAS
Les femmes cherchent aujourd’hui à réagir contre la quasi-impunité de fait dont bénéficient les hommes en matière de violences sexuelles. Il ne fait aucun doute que l’écrasante majorité des crimes et délits de ce type ne sont pas connus de la justice. Il ne fait aucun doute non plus que la plupart de ceux qui sont traités par la justice n’aboutissent pas à une condamnation, faute de preuves. Les femmes réclament plus de moyens d’enquête. Elles ont raison dans l’idéal, mais l’institution judiciaire, comme toutes les institutions, dispose de moyens limités. Il faut donc faire des choix pour utiliser au mieux ces moyens et cela n’est pas simple. Une enquête ne sera pas lancée si elle a toutes les chances d’échouer. Elle ne le sera pas non plus si l’infraction est prescrite.
Que faire ?
Droit de cuissage et cancel culture
Certains hommes riches et puissants considèrent peu ou prou que le droit de cuissage du Moyen Âge perdure à leur profit au 21e siècle. Les affaires concernant Harvey Weinstein, Nicolas Hulot, Denis Baupin, Patrick Poivre d’Arvor, Gérard Depardieu et tant d’autres ne permettent pas de douter de la parole des femmes à cet égard. Même lorsqu’aucune condamnation n’a encore été prononcée en justice, des accusations nombreuses et concordantes ne peuvent être traitées comme de simples mensonges. Ou alors il faut considérer qu’un complot féministe cherche à atteindre les hommes célèbres !
Les militantes féministes utilisent la cancel culture (culture de l’effacement) car elles n’ont rien trouvé d’autre pour obtenir justice. De quoi s’agit-il ? La numérisation de l’information a mis les moyens de communication de masse à la disposition de tous, en particulier par le biais des réseaux sociaux. Il est donc possible de remettre en cause l’honorabilité de façade d’une personne célèbre si de nombreux témoignages concordants existent. Le reste suivra : popularité réduite à néant, contrats refusés, relations sociales rompues. L’individu visé est socialement anéanti même s’il n’est pas condamné par la justice.
Et l’État de droit ?
Il est bien difficile de ne pas adhérer à cet anéantissement social si les accusations sont exactes, tant elles révèlent les comportements brutaux et particulièrement odieux de certains hommes. Mais l’État de droit est alors remis en cause et il est un élément fondamental de toute démocratie. La cancel culture s’apparente en effet au processus qui conduisait à brûler une soi-disant sorcière au Moyen Âge. Il suffisait de lancer l’anathème contre une pauvre femme marginale en l’accusant d’avoir des relations avec le diable. La foule, manipulée par l’émotion, adhérait et le bûcher suivait rapidement.
Une démocratie suppose d’abord que la loi soit votée par des élus du peuple pouvant s’exprimer librement. Il faut ensuite que le respect de la loi soit contrôlé par un pouvoir judiciaire indépendant sur la base de preuves. Sur le plan pénal, condamner sans preuves altère gravement la valeur de la loi. Cela signifie en effet que la définition légale de l’infraction est totalement inopérante. Qu’elle soit objectivement prouvée ou non importe peu pour prononcer une sanction. Voilà la définition même de l’autocratie : le pouvoir judiciaire peut être écarté. Les citoyens n’ont aucune garantie d’objectivité.
La condamnation médiatique induite par la cancel culture aboutit au même résultat : une sanction gravissime par la manipulation de l’émotion populaire mais sans objectivation contradictoire. Utiliser systématiquement la cancel culture pour se faire justice aboutira à l’affaiblissement puis à la disparition de la démocratie représentative. Et nous n’avons pas de meilleur régime politique que celui-là, quels que soit les débats assez peu convaincants sur la démocratie participative. Pour reprendre la phrase si souvent citée, mais si juste, de Churchill : « La démocratie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres ». L’affaiblissement de la démocratie induirait, sans l’ombre d’un doute, un recul de la liberté des femmes. La liberté se conquiert en permanence, elle n’est jamais acquise. La réversibilité historique liberté-servitude ne doit jamais être oubliée.
Pas de liberté des femmes sans démocratie
De ce point de vue, la dimension historique et géopolitique ne doit pas être oubliée. La liberté des femmes n’existe vraiment qu’en Occident parce que seule la démocratie l’autorise. Les femmes d’Afrique, du monde arabo-musulman, de Russie, de Chine restent soumises à la domination masculine et ont une situation juridique inférieure. Les dictatures cherchent par tous les moyens à affaiblir les démocraties occidentales car la liberté, et en particulier celle des femmes, est une menace existentielle pour elles. Précariser la démocratie, c’est annihiler à terme la libération des femmes, toute récente historiquement.
Par ailleurs, la démocratisation en Occident est concomitante de la croissance économique, qui débute à la toute fin du 18e siècle en Angleterre et se diffuse ensuite pendant deux siècles. Sans cette croissance économique, l’orientation vers la démocratie n’aurait pas eu lieu et les femmes n’auraient pas obtenu un statut juridique égalitaire par rapport aux hommes. Le monde occidental étant aujourd’hui confronté à la problématique écologique, la croissance n’est pas assurée dans le futur.
Dans ce contexte géopolitique incertain, la liberté des femmes reste très fragile. Elles seraient les premières victimes d’un recul de la démocratie. La radicalité générant la radicalité, un certain extrémisme féministe très minoritaire dessert la cause qu’il prétend défendre et fait le jeu des autocraties et des mouvements d’extrême-droite. On songe à la Jean de la Fontaine :
Patience et longueur de temps
Font plus que force ni que rage.
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