Poutine et l’obsession de la puissance

02//03/2022

Patrick AULNAS

L’invasion de l’Ukraine par l’armée russe nous fait basculer définitivement dans une nouvelle ère. L’évolution était perceptible depuis au moins une dizaine d’années, mais il ne fait désormais aucun doute que Francis Fukuyama se trompait lorsqu’il proclamait la fin de l’histoire en 1992, après la chute de l’URSS. La civilisation occidentale fait rêver beaucoup d’hommes mais ne se généralise pas au monde entier. Elle se heurte au phénomène du pouvoir politique. Le pouvoir est toujours à la recherche de sa propre puissance et il suffit qu’il tombe entre les mains d’un obsédé pour dériver vers la violence.

 

Une calamité : les chefs

Avons-nous besoin d’un chef ? Non. Rien ne vaut l’indépendance d’esprit et l’indépendance dans l’action. Malheureusement, les sociétés humaines se sont constituées en groupes de plus en plus nombreux et puissants, rendant le phénomène du pouvoir particulièrement inquiétant au 21e siècle. Qu’il s’agisse de l’État-nation ou de l’entreprise multinationale, des dirigeants sont indispensables pour faire fonctionner le groupe. Par construction psychosociologique, ces dirigeants sont des ambitieux attirés par l’influence qu’ils exercent. Ils ont le goût du pouvoir et ils jouissent du pouvoir qu’ils possèdent. Tout est là.

De petits teigneux au regard haineux du type Napoléon, Mussolini, Hitler, Staline ou Poutine parviennent parfois au sommet par la ruse, les manœuvres et les coups de force. Ils s’y maintiennent par l’aveuglement de leurs contemporains et la peur qu’ils suscitent. Voilà le cas extrême de la dérive du pouvoir. Mais le pouvoir est dangereux par principe et nous devons donc nous méfier de tous ceux qui réclament nos suffrages dans le but de nous diriger. Le pouvoir est un mal nécessaire, mais un mal. Il ne faut jamais l’oublier. Corrélativement, la liberté individuelle est un objectif permanent. Elle sera toujours limitée par le pouvoir et il faut donc sans relâche lutter pour la maintenir.  

 

Pouvoir et puissance

Le pouvoir des dirigeants actuels est colossal par rapport à celui des chefs de tribu ou des édiles placés à la tête des cités grecques antiques. Il ne fait aucun doute que la puissance des gouvernants des démocraties est de beaucoup supérieur à celle du Louis XIV ou de Catherine II. Biden, Macron, Johnson sont infiniment plus puissants que les souverains du passé. Le pouvoir moins arbitraire des dirigeants des démocraties est cependant un pouvoir sans précédent dans l’histoire par les moyens dont il dispose.

Il suffit donc de se déplacer vers les dictatures contemporaines pour apprécier la puissance d’hommes comme Poutine ou Xi Jinping. Ils disposent de tous les pouvoirs. L’arbitraire le plus total, l’élimination physique de l’adversaire, les pires folies collectives sont à leur portée. Poutine, isolé par la Covid-19 depuis deux ans, a perdu toute modération, peut-être même toute capacité de véritable réflexion. Cet ancien officier du KGB, formé par le communisme stalinien, ne croit qu’au mensonge et à la force brutale. Livré à lui-même, il dérive vers la réalisation de fantasmes de puissance.

De toute évidence, Poutine n’est pas un grand stratège. Il vient d’orienter son pays dans une direction qui altérera l’image de la Russie aux yeux du monde entier. Seuls quelques autocrates et leurs affidés se réjouiront de l’écrasement de la liberté des Ukrainiens. Tous les peuples libres regardent l’invasion de l’Ukraine comme un désastre provoqué par un obsédé de puissance ayant perdu toute mesure. Mais Poutine risque également à échéance de plusieurs années de fragiliser sa position personnelle. L’autocrate au regard implacable n’est certainement pas apprécié de l’élite russe. Craint, sans aucun doute, mais aimé... Qui d’ailleurs pourrait aimer Poutine ? Les deux mots accolés forment un oxymore.

 

Gigantisme des États-nations ou petites entités en concurrence ?

Le gigantisme de certains États représente un risque majeur pour l’humanité car le glissement vers le despotisme n’est jamais exclu. Pour assurer sa puissance l’État-nation doit avoir la capacité de mobiliser un nombre considérable de soldats, la fameuse chair à canon. Avec une population de plusieurs dizaines ou centaines de millions d’individus, il est possible de puiser de grandes quantités dans le stock sans l’entamer trop fortement. L’indifférence des despotes face à la mort de la jeunesse est terrifiante. Citons à nouveau cette phrase de Napoléon 1er devant les morts de la bataille d’Eylau en 1807 : « Une nuit de Paris réparera tout çà ». Le profil de Poutine est donc habituel dans l’histoire.

Les libéraux se situent à des années-lumière de tous les despotes. L’idéal libéral est le cantonnement du pouvoir. La meilleure solution pour réduire le pouvoir des dirigeants est de limiter la population qu’ils dirigent et de rapprocher les gouvernants des gouvernés. C’est la raison fondamentale qui conduit les libéraux à proposer un primat du marché et une réduction du rôle des États. Mais il faut s’entendre : dans l’idéal, il s’agit du marché que les classiques qualifiaient « de concurrence parfaite », comportant un très grand nombre d’offreurs et de demandeurs, aucun d’entre eux ne pouvant dominer ou même orienter à lui seul les transactions.

De petites entités nombreuses et en concurrence conduisent à une autolimitation du pouvoir. Il n’en va pas autrement dans le domaine politique. Souhaitons donc, non pas un État mondial comme certains irresponsables, mais une disparition progressive de l’État-nation par horizontalisation du pouvoir. Un rêve, sans doute ! Mais l’obsession de la puissance qui anime encore l’humanité et conduit certains dirigeants vers la tyrannie et la violence est incontestablement l’ennemi à abattre.

(Publié sur Contrepoints le 02/03/2022)

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