La longue marche vers l’égalité

08/02/2022

Patrick AULNAS

Depuis la Révolution de 1789, le concept d’égalité figure dans la devise de la République française (Liberté, Égalité, Fraternité). Mais il a radicalement changé de signification. Lorsque les hommes d’aujourd’hui pensent « égalité », ils se réfèrent en général à une acception économique du mot. Les inégalités constituent un thème récurrent des partis de gauche, qui proposent de les réduire par un mécanisme de prélèvements coercitifs et de redistribution. Telle n’était pas la conception des révolutionnaires de 1789. La notion actuelle d’égalité est toute récente historiquement.

 

L’égalité formelle ou purement politique

Le principe d’égalité de tous les êtres humains est déjà perçu par les philosophes de l’Antiquité, mais de façon très restrictive. La démocratie athénienne ne pouvait se concevoir que si tous les participants à la fonction politique étaient considérés comme égaux. Chaque citoyen pouvait s’exprimer librement dans les assemblées populaires et influer sur la décision. Mais n’étaient citoyens d’Athènes qu’un tout petit nombre de personnes car les conditions pour le devenir étaient draconiennes. Au 5e siècle avant J.-C., on estime qu’environ 30 000 athéniens sur 400 000 habitants étaient citoyens. Les femmes et les esclaves étaient évidemment exclus.

La notion d’égalité, développée par des philosophes comme Aristote, n’a donc que des applications exclusivement politiques : toute personne ayant accédé à la citoyenneté peut participer au gouvernement de la cité. Il n’est absolument pas question de la réalité sociale ou économique. Personne ne pouvait songer à cette époque à réduire les différences de richesses. Personne ne pouvait imaginer un monde sans esclaves accomplissant les tâches les plus rudes. L’accession des femmes à la citoyenneté n’était même pas envisageable.

L’évolution occidentale jusqu’au 18e siècle ne modifiera que marginalement cette approche. Rousseau perçoit bien les inégalités sociales et économiques mais ne peut envisager de solution. Aussi est-il porté à regretter l’état de nature, la situation de l’homme avant que la société ne le pervertisse. Le philosophe regarde donc vers le passé et imagine un âge d’or, conformément à la dominante intellectuelle de l’époque : l’histoire est un déclin progressif.

En l’absence de concepts philosophiques, les révolutionnaires de 1789 ne pouvaient adhérer qu’à une égalité purement politique et juridique, assez proche de celle des citoyens d’Athènes. Une seule différence apparaît : la citoyenneté s’élargit à tous les citoyens disposant d’un certain niveau de richesse (suffrage censitaire), puis à l’ensemble des hommes (femmes toujours exclues).

 

L’égalité substantielle ou socio-économique

Les socialistes du 19e siècle vont bouleverser la réflexion sur l’égalité. Les utopistes (Fourrier, Proudhon) proposent seulement des expérimentations limitées afin d’aboutir à une égalité socio-économique de petits groupes. Marx va beaucoup plus loin. Il regarde vers l’avenir lointain, contrairement à Rousseau, qui regrettait le passé, et contrairement aux utopistes qui veulent agir sur le présent.

Marx voit l’égalité dans la société sans classes. Son avènement résulte inéluctablement du déterminisme historique. C’est ainsi que raisonne Marx. En effet, le capitalisme n’est pour lui qu’un simple rapport de production permettant à une classe dominante (la bourgeoisie) d’exploiter le travail d’une classe dominée (le prolétariat). Ce rapport de production, fondé sur le droit de propriété, est fragile et peut être détruit par la politique. L’immense armée du prolétariat ne sera pas exploitée par un tout petit nombre de bourgeois jusqu’à la fin des temps. La conscience de classe du prolétariat l’amènera à s’unir et à prendre le pouvoir, aussi bien économique que politique. Seule subsistera une classe sociale, le prolétariat. Une seule classe, donc il n’y aura plus de classes. L’administration des choses pourra alors remplacer le gouvernement des hommes. Fin des inégalités, fin de de la politique, fin de l’histoire.

Marx inverse la perspective hégélienne de l’histoire comme réalisation de l’idée. Pour lui, ce sont les infrastructures techniques et économiques qui déterminent les superstructures juridiques et politiques. Le prolétariat est appelé à vaincre parce qu’il peut détruire sans difficulté une superstructure reposant sur le droit : le rapport de production capitaliste.

Cette pensée puissante et totalement novatrice pouvait séduire au 19e siècle et au début du 20e, d’où sa considérable influence géopolitique (pays communistes). Mais Marx n’a pas perçu un phénomène majeur : l’émergence d’une classe moyenne patrimoniale (biens professionnels ou titres de sociétés, maison, appartement, épargne), support de la démocratie libérale. Le prolétariat du 19e siècle, essentiellement les ouvriers d’usines, n’a pas eu le destin historique que prévoyait Marx, bien au contraire. Secteur tertiaire, voire quaternaire, automatisation des productions, robotisation, aujourd’hui naissance de l’intelligence artificielle, tout cela ne pouvait être envisagé en 1880. La classe ouvrière, odieusement exploitée au 19e siècle, n’a pas absorbé la société entière ; elle a régressé en nombre et en puissance.

Il reste deux apports importants de la pensée marxiste. D’une part, l’égalité est un projet d’avenir, elle représente l’histoire de demain. Elle ne relève ni de la nostalgie d’un âge d’or ni de petites expériences de groupes à échelle réduite. D’autre part, l’égalité sort de l’axiomatique dans laquelle elle était enfermée depuis l’Antiquité. Elle n’est plus seulement un schéma théorique à caractère juridico-politique permettant d’afficher un principe philosophique sans se poser la question de sa substance concrète, de son efficience sociale. Le marxisme ayant prophétisé, certes à tort, l’avènement de l’égalité réelle avec la société sans classes, l’humanité entière est désormais confrontée à la problématique de l’égalité substantielle (sociale, économique, culturelle). Personne ne peut plus affirmer que l’égalité politique des citoyens suffit.

 

La coopération du capitalisme et de l’État-nation

Toute l’histoire du 20e siècle a montré l’inéluctabilité de l’égalisation des conditions sociales. Le développement économique impose partout la construction d’un État-providence au périmètre variable. L’accès à l’éducation devient nécessaire car personne ne peut travailler sans un certain niveau de formation professionnelle nécessitant lui-même un niveau culturel de base. Des systèmes éducatifs globaux, publics ou privés, se mettent en place. Il apparaît impossible, dans les pays développés, de laisser mourir de maladie les pauvres et de soigner les riches. Aussi, des systèmes de santé globaux, publics ou privés, ont-ils été instaurés. De même pour la vieillesse, la famille, le chômage, la maternité.

Le développement économique est au service de tous ou il n’existe pas. Pour le dire plus simplement, une production croissante impose nécessairement une consommation croissante qui ne peut être confisquée par une petite minorité. Le capitalisme, modèle de plasticité et d’adaptabilité, a compris qu’il devait profiter à tous s’il voulait avoir un avenir. La coopération entre le capitalisme et l’État-nation a donc été l’élément dominant de l’évolution politico-économique du 20e siècle. En résulte la construction du welfare state ou État-providence.

 

Répartition du pouvoir et solidarité institutionnalisée

Dans les économies mixtes contemporaines, la solidarité institutionnalisée a donc pris une place considérable, qui peut être appréciée par un niveau de dépenses publiques variant de 40 à 60% du PIB. Comment se pose le problème de l’égalité dans ces sociétés ? De deux manières. D’une part, en termes de pouvoir : problématique dominants-dominés. D’autre part en termes de répartition : problématique libéralisme-étatisme. Autrement dit, après avoir instauré une égalité économiquement et culturellement efficiente au cours du 20e siècle avec la mise en place de l’État-providence, les sociétés du 21e siècle se posent deux questions : le pouvoir doit-il rester le monopole de quelques-uns ? Jusqu’où aller dans la solidarité imposée par la coercition étatique ?

La première question aboutit à une réflexion à la fois institutionnelle, technologique et sociologique La verticalité du pouvoir, résultant du principe de la représentation politique, peut-elle être amendée par des mécanismes institutionnels nouveaux (référendum d’initiative populaire, mandat impératif, etc.) ? La technologie, mettant l’information à la disposition de tous, peut-elle conduire à terme à une horizontalisation du pouvoir, qui serait réparti entre un grand nombre de centres de décisions collaboratifs ? Ces problématiques seront vraisemblablement celles de l’avenir dans le domaine de l’égalité mais aucune réponse ne peut être proposée aujourd’hui. Remarquons simplement que l’extrémisme idéologique a déjà sa place dans ce domaine avec l’approche woke.

La question de la coercition étatique, productive d’égalisation, constitue le second aspect des évolutions futures. La demande de liberté individuelle télescope la demande d’égalité socio-économique. L’individualisme n’a jamais été aussi marqué mais les exigences normatives ne reculent pas, bien au contraire. L’homme occidental du 21e siècle veut cultiver ses différences mais exige davantage d’égalité. Tous égaux mais tous différents ? L’individu isolé risque-t-il alors de se retrouver face à un État (au sens large d’organismes publics) tout puissant auquel il demande sans cesse protection et aide ? Le Big Brother de Georges Orwell est-il un risque pour l’avenir ? Une seule certitude subsiste : la défense de la liberté est un combat sans fin car le pouvoir aura toujours la tentation de l’écraser.

Confrontée aux deux problématiques précédentes, la pensée libérale ne cultive pas l’ambiguïté. D’une part, elle est favorable à la répartition maximale du pouvoir politique car la concentration du pouvoir est toujours un danger pour la liberté. La diffusion du pouvoir dans l’ensemble de la société suppose une réduction drastique des pouvoirs dévolus à une petite élite de hauts-fonctionnaires et de politiciens agissant à l’échelle de l’État-nation. Elle produit nécessairement de l’égalité en multipliant les centres de décision et les contre-pouvoirs locaux.

D’autre part, le libéralisme récuse un interventionnisme étatique croissant, non pas contre l’égalité mais pour la liberté. Il ne saurait être question, sous prétexte d’égalité, d’aboutir à la douce tyrannie que voyait se profiler Alexis de Tocqueville. La longue marche vers l’égalité ne peut que se poursuivre, mais pas au prix de la servitude.

(Publié sur Contrepoints le 08/02/2022)

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