Droits de succession : l’hypocrisie politique

21/10/2022

Patrick AULNAS

Rien n’est plus naturel que de souhaiter transmettre librement les biens que l’on possède. Si le droit de propriété n’est pas une fiction, ce principe de base est essentiel. En général, la transmission se fait vers les enfants, mais toute liberté doit exister dans ce domaine. Il appartient à chaque individu de choisir ses légataires ou ses donataires.

L’impopularité des droits de succession et de donation dans tous les pays confirme ce principe, qui semble relever de ce que les anciens appelaient le droit naturel. Pourtant, certains États ont choisi de taxer fortement les transmissions à titre gratuit, la France se situant parmi les plus sévères. L’éternel prétexte de la justice est évidemment brandi : réduire les inégalités de patrimoines, plus fortes que les inégalités de revenus.

Faisons un point assez large sur ce sujet.

 

Niveler les patrimoines par la fiscalité ?

Il serait possible en théorie de niveler les patrimoines par la fiscalité. L’obstacle politique empêche une telle évolution car la richesse est aujourd’hui principalement mobilière. Les véritables fortunes sont surtout constituées de titres de propriété du capital des entreprises (actions et titres similaires). Il faudrait un véritable processus révolutionnaire de confiscation pour parvenir à atteindre ces patrimoines, c’est-à-dire des nationalisations d’entreprises. L’expérience de 1981-1982 en France ayant été un échec complet (privatisation totale en une dizaine d’années), personne ne se hasarderait à emprunter à nouveau cette voie.

Autre obstacle : la mobilité du capital mobilier incorporel. La promesse d’une politique trop agressive entraînerait immédiatement une fuite massive des capitaux vers des pays plus accueillants.

Mais la richesse peut aussi être immobilière : propriétaires bailleurs de logements ou de locaux professionnels. De nombreux occidentaux de la classe moyenne investissent dans de tels biens. Là encore, il faudrait une véritable politique confiscatoire pour niveler les patrimoines. Les placements se dirigeraient vers d’autres secteurs et le marché de la location serait atteint, posant des problèmes majeurs de pénurie de logements.

 

Taxer les grandes fortunes ?

Alors, de quoi parle-t-on en agitant les questions de fiscalité des successions et donations ? Taxer fortement les grandes fortunes ? Voire. Les grandes fortunes sont très peu nombreuses et parfaitement repérables et repérées. Selon les chiffres de l’INSEE pour 2018, seuls 10% des ménages ont un patrimoine moyen net supérieur à 549 600 € et seuls 1% des ménages dépassent 1 745 800 €. Même ces 1%, considérés comme « riches » dans le vocabulaire politique usuel, sont très éloignés des grandes fortunes.

Les véritables grandes fortunes étant internationales et très difficiles à atteindre, l’agitation autour de la fiscalité des successions ne concerne que des patrimoines ne dépassant pas quelques millions d’€. Ils appartiennent à la classe moyenne supérieure, pas du tout aux dirigeants de l’économie disposant d’un véritable pouvoir. Les grandes fortunes se situent à un niveau stratosphérique par rapport à celles de la classe moyenne supérieure. Nous en sommes aujourd’hui à des centaines de milliards : Elon Musk (215 milliards de $), Bernard Arnault (150 milliards d’€). Ce sont des patrimoines constitués de titres, très mobiles et pratiquement insaisissables sans fiscalité mondiale. Espérons seulement que cette fiscalité mondiale ne verra jamais le jour. Ce serait le plus court chemin vers un totalitarisme global.

 

Aucun rapport avec la justice

On se perd donc en conjectures quand on cherche à comprendre l’obstination politique à refuser à la classe moyenne la liberté de transmettre ses biens.  La France fait partie, avec la Belgique, des pays taxant le plus fortement les successions et donations, avec un abattement de 100 000 € par donateur et un barème progressif s’élevant jusqu’à 60%. En Allemagne, l’abattement est de 500 000 € entre conjoints et 400 000 € en ligne directe (enfants et petits-enfants). En Italie, l’abattement est d’un million d’€ en ligne directe. De nombreux pays n’ont pas de droits de succession : Portugal, Suède, Autriche, Norvège, Russie, Chine. Aux États-Unis, seuls 21 États sur 50 taxent les successions. Il n’existe donc aucun consensus sur ce sujet.

La question de la taxation des successions n’a en effet aucun rapport avec la justice. Il y a une hypocrisie très politicienne à laisser entendre que la taxation des « riches » profite aux pauvres. Les riches en question ne sont pas les détenteurs du pouvoir de décision lié à la possession du capital dans les grandes sociétés. Ils font partie de la classe moyenne aisée. On voit mal comment en surtaxant la classe moyenne il serait possible d’améliorer miraculeusement le sort des plus pauvres. Les politiciens jouent encore et toujours sur la convoitise et le ressentiment pour parvenir à augmenter les prélèvements obligatoires. La justice, c’est autre chose.

 

Les véritables raisons de la taxation les successions

Pourquoi la classe politique française se crispe-t-elle à ce point sur l’impératif catégorique, selon elle, de taxer les successions ? Il ne s’agit pas, nous l’avons vu, d’atteindre les grandes fortunes, détentrice d’un véritable pouvoir économique. Au demeurant, la gauche sociale-démocrate le sait parfaitement. Thomas Piketty a proposé dans Le capital au XXIe siècle un impôt mondial sur le capital, à forte progressivité, pour éviter de défavoriser le travail par rapport au capital en période de faible croissance économique (taux de croissance inférieur au taux de rendement du capital). Mais l’économiste précise bien qu’il s’agit d’une proposition purement théorique, inenvisageable en l’état actuel du monde. On le comprend parfaitement.

La véritable raison d’une taxation générale des transmissions à titre gratuit est donc idéologique. Trois éléments se conjuguent : le pouvoir, l’égalité, la démagogie. Il s’agit d’abord de renforcer le pouvoir étatique. Lorsque la classe moyenne peut transmettre librement ses biens, la société civile se configure, d’un point de vue patrimonial, à l’aune de sa propre volonté. Nous sommes dans une société libérale. Si l’État prélève des sommes importantes, l’affectation des montants prélevés appartient aux élus, à la seule classe politique. L’obstination des politiciens à taxer les successions et donations provient d’abord de leur volonté d’accaparer un pouvoir que leur refusent les citoyens puisque toutes les études concluent à une opposition largement majoritaire à ces taxes. Les montants prélevés sont importants. Pour la France, ils se situent entre 10 et 15 milliards chaque année.

Le second aspect idéologique relève de l’égalité. Une partie importante des dirigeants politiques, la gauche au sens très large, regarde la marche vers l’égalité économique comme un élément essentiel de la gestation de la société dont ils rêvent. Après la liberté, acquise au siècle des Lumières, l’égalité économique rigoureuse leur apparaît comme l’étape suivante de la démocratisation. Le raisonnement est erroné comme nous l’avons indiqué, puisqu’une politique confiscatoire serait nécessaire pour égaliser les patrimoines. Mais les erreurs de raisonnement sont monnaie courante chez les politiciens. 

Enfin, il ne faut pas négliger un troisième élément : le populisme ou la démagogie. Même si une majorité des citoyens s’oppose à la taxation des successions et donations, il reste il nombre significatif d’électeurs qui en sont partisans. En France les chiffres des sondages sont très homogènes depuis des années. Environ 80% des français s’opposent aux droits de successions ou souhaitent leur diminution. Les 20% restants représentent cependant une clientèle électorale importante que certains partis, les plus à gauche, doivent cibler à chaque élection.

 

L’accumulation capitalistique excessive

Un autre aspect important du problème a été étudié en profondeur par Thomas Piketty dans Le capital au XXIe siècle. Beaucoup de macro-économistes craignent en effet la réapparition progressive d’une « société d’héritiers ». Il s’agirait d’une société dans laquelle le pouvoir économique se transmet de génération en génération, par l’héritage, à l’intérieur d’un nombre limité de familles. Les sociétés occidentales du 19e siècle étaient proches de ce modèle. L’argent n’est alors qu’un élément permettant d’accumuler du pouvoir. Il est incontestable que le contrôle de capitaux très importants par le biais de groupes de sociétés à la structure complexe n’est plus seulement un  pouvoir économique. Il a une dimension politique puisqu’il permet d’influer sur le devenir historique. Songeons à Apple (valeur boursière de 2 900 milliards de dollars en 2021), Microsoft (2 500 milliards de dollars), Alphabet société mère de Google (1 900 milliards de dollars). Ces chiffres sont comparables au PIB de la France : 2 500 milliards d’euros en 2021, soit à peu près 3 000 milliards de dollars de 2021.

Une puissance économique considérable devient aussi une puissance politique sans avoir été désignée démocratiquement. Or, en démocratie, le pouvoir politique doit provenir de l’élection au suffrage universel et de la liberté d’expression de toutes les opinions. Dans le cadre d’une économie mondialisée, il n’existe cependant pas de moyen efficace d’empêcher actuellement cette accumulation du capital. Le capitalisme peut être regardé comme une puissance concurrente de l’État-nation et il est toujours bon que le pouvoir soit réparti et non monopolisé. Par ailleurs, le capitalisme a pour fonction de produire et donc de vendre et d’accroître la consommation. Toute l’histoire des deux derniers siècles montre que notre niveau de vie élevé résulte de la réussite du capitalisme occidental.

Le succès que recueille en France le discours anticapitaliste repose sur une ignorance de l’histoire économique. L’accumulation excessive du capital est un problème bien réel, mais la concentration de tous les pouvoirs par l’État-nation n’en constitue certes pas la solution.

Publié sur Contrepoints le 20/10/2022

 

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