Qu’est-ce que le conservatisme aujourd’hui ?

11/11/2021

Patrick AULNAS

Le succès de l’essayiste Éric Zemmour interroge sur le conservatisme. Depuis longtemps déjà, la droite avait abandonné la partie dans un monde en évolution rapide sur lequel elle semblait n’avoir aucune prise. La gauche restait semblable à elle-même : faire miroiter un avenir souhaitable, plus juste parce que plus égalitaire par la contrainte juridique. L’espèce humaine se caractérisant par l’intelligence, elle s’accomplit par la découverte, l’invention, l’innovation. Le conservatisme est donc une option difficile à tenir. Trop de conservatisme confine à la bêtise. « Il faut bien aller avec son temps » disait ma grand-mère, en le regrettant un peu, mais avec la conscience claire de l’inéluctabilité de ce comportement. Qu’est-ce donc que le conservatisme au 21e siècle ?

 

Etat des lieux

Traçons d’abord un panorama très rapide des évolutions récentes du monde. Depuis un siècle environ, les État-nations se sont affaiblis pour plusieurs raisons. De grands groupes industriels, financiers, de services, à caractère multinational, sont apparus, créant un marché mondial. Le multilatéralisme s’est considérablement développé dans les rapports entre États et de nombreuses organisations internationales ont émergé. Les barrières aux échanges ont reculé avec le GATT puis l’OMC. Le patrimoine cognitif scientifique et technique est désormais celui de l’humanité entière du fait de la circulation de l’information à la vitesse de la lumière. Il est impossible de conserver durablement une avance technologique. L’Occident est ainsi passé de la domination à la compétition avec le reste du monde.

A l’intérieur des États-nations, le rôle économique et social de la puissance publique s’est considérablement développé. Tout se passe comme si la croissance économique, qui reste très supérieure à ce qu’elle était jusqu’au 18e siècle, conduisait à un interventionnisme public accru. Les dépenses publiques, partout inférieures à 10% du PIB au début du 20e siècle, atteignent 30 à 60% du PIB dans les pays riches.

L’être humain lui-même s’est profondément transformé. La vie rurale, stable géographiquement et socialement, qui prévalait jusqu’au 19e siècle, a disparu dans les pays développés. Il suffit de faire un peu de généalogie familiale pour se rendre compte concrètement que les générations se succédaient dans un petit territoire regroupant quelques villages et que la promotion sociale était une variable quasiment inexistante. La mobilité géographique et sociale date du 20e siècle.

Mais la famille elle-même a été atteinte par les évolutions sociétales : divorces, contraception, interruption volontaire de grossesse, union de personnes de même sexe, procréation médicalement assistée, gestation pour autrui, interrogations sur le genre qui serait partiellement indépendant du sexe biologique. Une personne vivant en 1900 ne pouvait même pas imaginer dans ses rêves les plus fous une telle avalanche de bouleversements. Le narrateur de Proust est profondément troublé par l’homosexualité supposée de son amie Albertine et par celle du baron de Charlus. Rien de tout cela ne nous affecte aujourd’hui, il s’agit de la vie courante.

 

Les critères simples du passé

Conservateur ? Qu’est-ce que peut bien signifier ce mot dans un contexte si évolutif ? Les critères du conservatisme ont perdu la simplicité de jadis. Après la Révolution française de 1789, le conservatisme était assimilé au royalisme. Les républicains libéraux étaient progressistes, les monarchistes attachés aux traditions et à l’ordre juridique ancien (trois ordres) étaient conservateurs. Au cours du 19e siècle émerge la pensée socialiste qui déterminera pour un siècle le clivage politique majeur. Sont progressistes ceux qui souhaitent un interventionnisme public visant à promouvoir l’égalité par le droit ; sont conservateurs ceux qui pensent que la société doit évoluer par elle-même, sans être configurée par l’État. S’opposent donc les constructivistes (il faut construire l’avenir par la violence légale) et les libéraux (les sociétés évoluent mieux spontanément).

 

La perte des repères

Le problème majeur du 21e siècle est bien la perte des repères. Qui serait capable de dire ce que fut la part de l’interventionnisme public et celle de la liberté dans les évolutions extrêmement rapides du 20e siècle ? En vérité, la conjonction des deux éléments apparaît évidente. Les pays riches et prospères ne sont pas ceux qui ont privilégié le tout étatisme. L’URSS s’est effondrée. Cuba, la Corée du Nord sont des pays pauvres. Mais ce ne sont pas non plus ceux qui ont aujourd’hui un État démuni et incapable d’agir. Les chiffres des dépenses publiques fournis par la Banque mondiale sont à cet égard éloquents. Les dépenses publiques se situent en moyenne à 14,4% du PIB en 2016 dans les pays les moins avancés et à 28,7% dans les pays de l’OCDE.

Être conservateur aujourd’hui ne peut signifier vouloir réduire au maximum les dépenses publiques pour maximiser l’efficacité. Être progressiste ne peut signifier vouloir les augmenter encore pour aboutir à un étatisme étouffant sous prétexte d’égalité économique.

 

Revenir à l’essence du conservatisme

Il en résulte qu’il faut revenir à une définition plus synthétique du conservatisme. Il n’existe plus de critère politique ou économique dominant du conservatisme, mais seulement un positionnement global par rapport au devenir historique : l’appréciation de la rapidité et du contenu des évolutions. Ceux qui, aujourd’hui en France, se réclament de la droite radicale (grosso modo les soutiens de Marine Le Pen et Éric Zemmour) ont tous ressenti les évolutions des dernières décennies comme trop rapides et ne correspondant pas à leurs aspirations. Le critère est double : cela va trop vite ; cela ne va pas dans la bonne direction.

Ainsi, la globalisation, qu’elle soit financière, économique, technologique, est considérée comme une violence faite aux structures établies, aux États-nations. Elle édulcore leur capacité de protection des individus, désormais écrasés par des puissances mondialisées. Il en résulte des migrations incontrôlées de centaines de millions de personnes, à la recherche d’une vie meilleure certes, mais venant déséquilibrer les sociétés d’implantation par des difficultés majeures d’intégration.

De même, les changements sociétaux rapides (IVG, PMA, GPA, mariage homosexuel, genre et sexe) sont appréhendés comme une destruction pierre par pierre de la famille traditionnelle. Pour se diriger vers quoi ? Vers l’inconnu, répondent les conservateurs, vers une aventure à haut risque, non maîtrisée. Détruire la famille, socle le plus ancien de toute notre vie sociale, pour accorder des libertés nouvelles à chaque individu revient à privilégier dangereusement un individualisme égotiste au détriment de la dimension collective de toute société.

La plupart des problèmes économiques, sociaux et politiques pourraient être analysés sous cet angle. Alors qu’il était possible de privilégier un critère politique du conservatisme auparavant (royauté contre république, égalité contre liberté), il faut désormais s’élever jusqu’à l’essence du conservatisme pour le comprendre : ne faire évoluer le statu quo qu’avec lenteur, en maîtrisant le devenir historique et en sélectionnant les changements souhaitables. Voilà une utopie qui n’a rien à envier à celles des gauches traçant sur le papier ou sur l’écran de l’ordinateur la société idéale à atteindre au plus vite. A l’idéalisme des progressistes, qui dessinent arbitrairement le futur, s’oppose le réalisme des conservateurs, qui tiennent à ce qui fonctionne ici et maintenant et ne veulent le modifier que sous bénéfice d’inventaire.

Après avoir eu la droite la plus bête du monde, avons-nous désormais la gauche la plus bête du monde ? Traiter les électeurs de Zemmour et de Le Pen de fascistes ou de « pré-fascistes » est tellement sommaire que le propos revient à instaurer un manichéisme politique simpliste séparant arbitrairement les gentils et les méchants. Les conservateurs répondent que le changement n’est pas une fin en soi. Pourquoi faudrait-il changer le monde dans la précipitation ? Nous avons devant nous un temps presque infini. La prudence des conservateurs n’a rien de méprisable et les constantes leçons de morale des progressistes passent sous silence les terrifiantes erreurs qui furent les leurs : le communisme totalitaire et le goulag soviétique par exemple. Le conservatisme, lorsqu’il devient réactionnaire et idéologique, comporte évidemment les mêmes risques. Les camps de concentration nazis en sont un exemple. Fuyons donc l’hubris du progressisme addictif et de la réaction brutale. En toute chose il faut savoir raison garder.

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