Le droit naturel n’est-il qu’une chimère ?

01/09/2021

Patrick AULNAS

Rien de moins naturel que le droit. Tout le monde comprend qu’une société a besoin de règles (ou normes) s’imposant à tous et sanctionnées en cas de transgression : on les appelle droit positif. Autre quasi-évidence bien connue de tous : les règles que nous devons respecter ne sont pas toutes juridiques. Pour élever un enfant, par exemple, il faut bien lui imposer un cadre, lui faire comprendre qu’on a le droit de faire ceci mais pas cela. D’ailleurs, même avant l’émergence de ce que nous appelons le droit, au paléolithique, des normes de comportement existaient au sein de tout groupe humain. Il y avait des interdits, probablement très puissants, car ils découlaient de la nécessité de survie du groupe dans un environnement hostile. Alors, est-ce que le droit naturel serait constitué de ces règles qui s’imposent à nous pour apprendre à vivre en société ou pour survivre dans la précarité ?  Eh bien, non ! Le droit naturel n’est ni le droit positif, celui qui est élaboré par les assemblées et les gouvernements, ni un ensemble de règles de bon comportement social acceptées par le groupe. 

Le droit naturel, création des philosophes de l’Antiquité

Dès l’Antiquité, une réflexion s’instaure sur des notions comme la justice, l’égalité. Les lois auxquelles les hommes sont soumis dans la société sont-elles conformes aux « lois divines », c’est-à-dire à un ordre supérieur ? Antigone, dans la tragédie éponyme de Sophocle, conteste ainsi un édit du roi Créon car elle considère qu’il est injuste et viole les lois divines. Antigone se pendra plutôt que de céder au pouvoir de Créon. Mais si les réflexions des philosophes et tragédiens de l’Antiquité ont une incontestable hauteur de vue, la réalité sociale de l’époque a encore plus de force que la philosophie. Cette réalité est celle de l’esclavage de masse, en particulier sous l’Empire romain. Et il ne viendrait à l’esprit d’aucun aristocrate de l’Antiquité de considérer que les fameuses lois divines s’appliquent aussi aux esclaves. Elles sont réservées à une petite élite d’hommes libres et puissants gouvernant les cités grecques, la République ou l’Empire romain. Ces hommes considèrent que l’on est esclave par nature et non pas en fonction de facteurs sociaux. Aristote s’exprime ainsi : « Un être qui, par nature, ne s’appartient pas, mais est l’homme d’un autre, cet être-là est par nature esclave. »

Le droit naturel, ou d’origine divine à cette époque, apparaît donc comme une réflexion philosophique destinée à protéger l’aristocratie des excès de certains tyrans. Mais la contradiction majeure entre la réalité sociale esclavagiste et les principes affichés n’est même pas abordée. Le droit naturel n’est alors qu’un argument philosophique utilisé par un groupe restreint pour défendre sa conception du monde et sa liberté. Il en sera toujours ainsi par la suite. Voilà la faiblesse principale du droit naturel : il prétend concerner tous les hommes par la transcendance de ses principes mais son caractère utilitariste ou, par la suite partisan, lui enlève l’universalité à laquelle il prétend. 

Le droit naturel au siècle des Lumières

Le concept de droit naturel devient au 18e siècle un sujet majeur pour les philosophes. Même si des divergences importantes se font jour, on peut considérer qu’il s’agit désormais pour tous de théoriser sur le point de savoir si l’on doit attribuer à tout homme, du fait même de son humanité, un certain nombre de droits. Quelle que soit l’entité politique à laquelle il appartient et le droit positif auquel il est soumis, l’homme, par nature, possèderait des droits dits naturels. Cette réflexion débouchera en France sur la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, incorporée au préambule de la Constitution de 1958. Elle concerne « les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’Homme ». Cette déclaration évoque en particulier la liberté, l’égalité et le droit de propriété. Ses énoncés, par leur caractère très général, sont des préceptes philosophiques auxquels on veut accorder une valeur juridique. Parmi les plus connus :

- « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. »

- « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. »

- « Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable… »

- « La propriété étant un droit inviolable et sacré… » 

Ces principes généraux représentent une rupture par rapport à la société d’ancien régime, divisée en ordres et reconnaissant ainsi juridiquement l’inégalité. La liberté elle-même n’était pas garantie du fait de l’arbitraire royal ou seigneurial. Mais cette déclaration étant incorporée au droit positif, tous ses principes peuvent, aujourd’hui en France, être utilisés par le Conseil constitutionnel pour motiver une décision. Le droit naturel des philosophes du 18e siècle est désormais devenu droit positif. 

Le caractère relatif des droits de l’homme

L’histoire du droit, depuis le 18e siècle, a conduit à préciser les concepts généraux inclus dans la déclaration de 1789 et à les relativiser. Leur incorporation au droit positif permet de passer de débats philosophiques un peu éthérés à une analyse plus proche de la réalité sociale. Prenons deux exemples : la liberté d’expression et le droit de propriété.

La liberté d’expression a été mise en cause par les musulmans fondamentalistes à propos des caricatures de Mahomet. L’interdiction de représenter le prophète est une règle purement interne à l’Islam et ne s’applique évidemment qu'aux musulmans. Ils ne sont d’ailleurs pas tous d’accord sur ce point. La raison la plus élémentaire permet de penser qu’un non musulman n’est pas concerné par cette interdiction. Sinon, bien évidemment, chaque religion, chaque idéologie pourrait imposer des prescriptions à l’humanité entière. La liberté disparaîtrait totalement. S’il est un principe qui devrait paraître naturel, c’est bien celui-là. Pourtant, certains occidentaux, musulmans ou non, ont jugé ces caricatures inopportunes. Subtile distinction, mais piètre rigueur : la liberté existe, mais il est inopportun d’en faire usage. Nous possèderions donc la capacité de jouissance mais pas la capacité d’exercice dans certains domaines de la liberté d’expression. Quand retrouverions-nous notre pleine capacité ? Jusqu’à quand devrions-nous accepter les diktats de certaines chapelles ? On voit bien, dans ce cas, que l’affichage d’un principe général ne suffit pas et que seules des précisions sur sa mise en œuvre transforment un concept philosophique en norme juridique. Ces précisions n'apparaissent qu'avec la confrontation à des cas réels : cela s'appelle une jurisprudence. Nous sommes alors dans le droit positif.

Le droit de propriété est inviolable et sacré selon la déclaration de 1789. Mais l’histoire du droit de propriété depuis la fin du 19e siècle est l’histoire de sa relativisation. Par exemple, dans le domaine de la propriété immobilière, tout le droit de l’urbanisme, tout le droit minier constituent des restrictions considérables au droit absolu du propriétaire sur son bien. Cette évolution est concomitante du développement économique et concerne tous les États occidentaux, à des degrés divers. Dans ces conditions, se réclamer du caractère inviolable et sacré du droit de propriété, au sens traditionnel, n’a plus aucune portée pratique. Ce sont là des postures philosophico-idéologiques dépourvues d’efficacité. 

Le droit naturel n’est pas du droit

En définitive, même si certains se réclament encore aujourd’hui de cette notion, le droit naturel n’est qu’un ensemble de principes philosophiques auxquels on adhère ou non. Il s’agit d’une croyance, au même titre que la croyance en un Dieu. Il est effectivement possible, et sans aucun doute même utile, de définir, au-delà du droit positif, des droits « imprescriptibles et sacrés » pour se donner des arguments contre les exactions des pouvoirs. Mais comme le caractère transcendantal de ces droits interdit toute rigueur dans la définition de leur contenu, le débat reste éternellement ouvert. Le droit naturel ne constitue donc qu’une axiomatique normative, intercalée entre éthique et droit positif et prétendant avoir une portée juridique. 

L’immanence de la liberté

Pour accepter la notion de droit naturel, il faut accepter également l’existence d’un Dieu. Le caractère « sacré » de ces droits renvoie clairement au spirituel, en pratique au religieux. Il s’agit d’ancrer la liberté dans la transcendance pour la renforcer.

Mais pour fonder le concept de liberté, il n’est pas nécessaire de recourir à la transcendance. La liberté est consubstantielle de l’humanité parce que l’intelligence représente la singularité de l’homme. L’intelligence est spontanément à la conquête de la liberté car sans la liberté, elle s’étiole. Quand il s’agit de comprendre l’univers, de se dépasser, de créer en permanence et sans contrainte idéologique le monde de demain, chaque homme doit être libre ou tout s’arrête.

Mais quel que notre choix philosophique – transcendance ou immanence de la liberté – il importe de ne pas perdre de vue l’essentiel. Dans les deux cas, il ne s’agit que d’une conceptualisation produite par le cerveau d’Homo sapiens, de ce que Yuval Noah Harari appelle un « ordre imaginaire ». Notre liberté n’existe que dans notre esprit, absolument pas dans la nature où nous ne sommes que des mammifères comme les autres. Sans notre esprit et notre imagination débordante, nous ne serions pas des hommes.

Commentaires

  • Camille
    • 1. Camille Le 05/09/2021
    Texte intéressant.

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