La gauche a perdu son âme

10/10/2020

Patrick AULNAS

On sait que l’art contemporain a perdu son âme en perdant son ambition de créer de la beauté. Il en va de même en politique. La gauche a perdu son âme en renonçant à penser le devenir historique. Le goût éperdu de la liberté et de la justice, qui l’avait guidée au 18e siècle, s’est dilué dans des considérations matérielles. L’économie d’abord, la redistribution avant tout. Quant à la droite, elle n’a jamais brillé intellectuellement parce que défendre l’existant ne conduit pas à penser les évolutions.

Où en sommes-nous aujourd’hui ? 

 

L’impardonnable faute de la droite au 20e siècle l’empêche de penser

Après la déroute historique du fascisme et du nazisme au 20e siècle, aucune idée n’a émergé à droite. La droite se prétend libérale économiquement, mais a adhéré de facto à la croissance de l’État-providence, qu’elle gère à peu de choses près de la même façon que la gauche lorsqu’elle est au pouvoir. Quant au libéralisme culturel ou sociétal de la droite, il ne se manifeste que tout à fait exceptionnellement. Citons la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse votée en 1975 sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing.

Le nationalisme subsiste partout à la frange la plus droitière, mais il ne constitue qu’un discours vide de sens lorsque l’information se diffuse à la vitesse de la lumière, sans tenir compte des frontières, et que le libre-échange est une réalité massive si on observe l’évolution de la situation internationale depuis un siècle. Les propositions de repli sur les anciennes nations relèvent du populisme dans un monde qui, structurellement, va dans la direction opposée. Les palinodies protectionnistes de Trump et les erreurs politiques massives de Boris Johnson ne remettent pas en cause ce constat, qui repose sur la croissance exponentielle des échanges internationaux de marchandises, de services et d’informations.

 

Le recul des dominations, succès historique de la gauche

Rien à droite, donc. Et à gauche ? Pas grand-chose, sinon la vaine recherche de nouveaux dominés à défendre. Depuis le 18e siècle, la gauche a fait de la lutte contre la domination le noyau dur de sa doxa et il faut reconnaître que ses succès ont été nombreux. L’esclavage (et le servage), qui subsistait dans de nombreuses parties du monde voici trois siècles, n’existe plus juridiquement, même si des situations s’apparentant à la domination maître-esclave peuvent encore se rencontrer.

La domination écrasante des hommes sur les femmes, cautionnée par les monothéismes (*), est également en recul sur notre planète. Il reste beaucoup à faire dans les pays où l’État s’appuie sur les vieilles légendes inscrites dans les textes religieux pour maintenir la subordination juridique des femmes. C’est le cas, en particulier, dans de nombreux pays de culture musulmane : la monarchie absolue saoudienne, la dictature religieuse iranienne, le régime autoritaire d’Erdogan en Turquie, pour n’en citer que quelques-uns.

La domination de la bourgeoisie sur le prolétariat, théorisée par Marx et Engels au 19e siècle, conduisait avant l’émergence du droit du travail et du droit social à des situations d’exploitation éhontée de la main-d’œuvre, avec des temps de travail très longs et des conditions de travail extrêmement dures. L’encadrement juridique de plus en plus strict du contrat de travail et l’octroi de droits sociaux (retraites, santé, chômage) a fait reculer, sinon disparaître, cette domination. Voilà également une évolution à mettre au crédit de la gauche, même si le capitalisme a financé les droits sociaux par son extraordinaire efficacité productive. Au 20e siècle, le compromis historique tacite patronat-syndicats ouvriers ou encore État-capitalisme a permis de faire naître dans les pays occidentaux des sociétés de type social-démocrate.

La sortie, probablement définitive, de ces trois situations de domination (esclaves, femmes, travailleurs contractuels) représente une réalité historique incontestable et incontestée qui peut être sans aucun doute considérée comme un progrès social majeur. Et maintenant qui doit-on libérer ? La vérité est toute simple : au niveau des principes généraux, il ne reste plus personne à libérer des contraintes ancestrales. Autrement dit, il est acquis conceptuellement par tous ceux qui ont la capacité de penser que le retour vers l’esclavage, la subordination des femmes et l’exploitation économique des travailleurs ne sont absolument plus envisageables en tant que modèles socio-politiques. Deux exemples pour illustrer cette idée : le modèle proposé par Mein Kampf ayant conduit au désastre, il n’est plus revendiqué que par des marginaux psychologiquement fragiles ; l’Amérique défendue par Trump est celle du passé, soutenue par les couches de la population les plus mal formées et les moins aptes à réfléchir.

En quittant les principes généraux pour observer la réalité, il est évident que tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il reste encore beaucoup à faire pour libérer les femmes et les travailleurs dans de très nombreux pays. Mais l’essentiel était de faire admettre cette évolution comme un progrès, notion floue mais pourtant compréhensible intuitivement par tous. A part quelques dictateurs et leurs affidés, personne n’osera désormais soutenir, comme Aristote, qu’il existe deux catégories d’êtres humains : les esclaves et les hommes libres. A part quelques leaders religieux et les fanatiques qui les suivent, personne ne pourra accepter l’idée figurant dans la Genèse que l’homme doit dominer la femme pour l’éternité des temps. A part quelques primates en voie d’extinction, personne ne pourra considérer qu’il vaut mieux laisser le patron fixer « librement » à 15 heures par jour le temps de travail des ouvriers.

 

La pensée de gauche : aucun renouvellement 

La gauche politique est donc désormais confrontée à un problème considérable : trouver de nouveaux dominés à défendre ou renouveler sa pensée. La gauche radicale a opté pour la poursuite de la lutte contre les dominations, mais comme sur le plan conceptuel il ne reste plus de dominés, elle a simplement cherché à en trouver dans la réalité sociale actuelle pour justifier la radicalité politique. Tout se passe comme si la lutte politique constituait en elle-même son objectif majeur. La faiblesse des idées pour lesquelles on lutte importe peu. Du côté de la gauche modérée, de type social-démocrate, le vide intellectuel a conduit tout simplement à s’affilier à l’idéologie écologiste dans laquelle il est toujours possible de picorer quelques propositions de réformes. Nous passerons ce point sous silence dans cet article. Aucun renouvellement de la pensée politique de gauche n’apparaît donc aujourd’hui, mais examinons malgré tout l’approche des dominations actuelles par l’extrême-gauche.

 

Inventer des dominations ? 

La lutte contre les dominations, dont la gauche radicale se fait toujours le héraut, repose-t-elle sur des idées nouvelles ? Absolument pas. Au lieu de théoriser sur l’avenir souhaitable comme elle l’a toujours fait par le passé, la gauche radicale se recroqueville sur des dominations factices, créées de toutes pièces par des sociologues universitaires n’ayant pour horizon intellectuel que des concepts anciens : le capitalisme, le racisme et le féminisme. A son anticapitalisme traditionnel, la gauche a donc ajouté le racialisme et le féminisme radical. Examinons ces trois aspects.

1.    Notre époque est celle du dialogue entre le capitalisme et l’État-nation, qui constituent les deux puissances majeures contemporaines. Le capitalisme n’est plus dominant, ni à l’échelle internationale, ni à l’intérieur de l’État-nation. Il doit négocier en permanence pour que l’avalanche de normes juridiques élaborées par les pouvoirs publics ne lui soit pas trop défavorable. L’anticapitalisme de gauche représente donc une tradition historique déjà ancienne, mais ne pouvant en aucun cas constituer un axe d’action pour l’avenir. État-nation et capitalisme subsisteront à horizon perceptible.

2.    Pour simplifier, utilisons le néologisme racialisme pour englober sémantiquement quelques lieux communs actuels de la gauche radicale, dont voici les principaux aspects. Les blancs sont racistes sans le savoir du fait de la situation subordonnée des membres des autres « communautés » (noirs, magrébins, asiatiques, roms, etc.) pour l’accès au logement, aux médias, à l’emploi, aux mandats électifs, etc. Les occidentaux conservent également une mentalité colonialiste car les minorités issues des anciens pays colonisés ont une situation sociale inférieure. La gauche radicale se veut donc « décoloniale ». Les « racisés » doivent se regrouper pour faire tomber le « pouvoir blanc ». L’hystérie de la gauche racialiste et décoloniale atteint son niveau pathologique lorsqu’il est question de l’islam. Le terrorisme islamiste ne serait que la réponse des nouveaux damnés de la terre, les musulmans, à la domination des occidentaux ou des « Blancs ». Le mot islamophobie est constamment utilisé.

3.    Les hommes, principalement les hommes blancs, maintiennent un comportement de domination à l’égard des femmes, se manifestant de multiples façons. Ils occupent la grande majorité des emplois d’encadrement, mandats électifs et postes politiques de haut niveau. Les violences sexuelles de gravité diverse subsistent et ne sont en général pas connues. Le droit pénal serait dans ce domaine le produit de la domination masculine. Comment apprécier ces outrances ? Il est incontestable que le comportement des hommes à l’égard des femmes, formaté par des millénaires de domination masculine cautionnée par les monothéismes, est encore loin du point d’équilibre. Mais c’est précisément dans les démocraties occidentales qu’il s’en rapproche le plus. L’égalité de droit entre hommes et femmes est acquise, l’égalité de fait a progressé comme jamais depuis la seconde guerre mondiale. Le radicalisme féministe, en général relié au racialisme décolonial de gauche, se trompe donc de cible lorsqu’il focalise sur l’homme occidental ou parfois même l’homme blanc. Il serait plus pertinent de s’en prendre à tel ou tel ayatollah ou à tel ou tel dirigeant africain. Mais cela ne ferait pas l’affaire de nos gauchistes qui veulent absolument synthétiser artificiellement les dominations dans le concept d’intersectionnalité (anticapitalisme + racialisme + décolonialisme + féminisme radical).

 

Anti-occidentalisme fascisant

La pseudo-pensée de la gauche radicale aboutit donc paradoxalement à un anti-occidentalisme se manifestant par la remise en cause de la pensée philosophique du 18e siècle. La philosophie des Lumières (l'Aufklärung allemand) est rejetée par cette gauche parce que son universalisme masquerait une volonté de domination sur les autres cultures. L’ambition de libérer les humains des contraintes ancestrales inscrites au cœur de chaque culture spécifique serait un universalisme colonialiste. Il n’est pas pertinent de penser l’être humain comme une entité unique. Il convient de prendre en considération les situations réelles, de ne privilégier aucune approche théorique mais d’adhérer à toutes les luttes contre les dominants. Les Lumières, qui voyaient dans la rationalité et l’autonomie de l’individu par rapport aux pouvoirs la seule voie de libération des hommes, représentent pour cette gauche une approche occidentalo-centrée faisant fi des particularités culturelles qu’il convient de respecter.

La gauche radicale rejoint ainsi paradoxalement la droite fasciste qui considérait l’insertion de chacun dans une culture spécifique comme l’horizon indépassable de l’humanité véritable. Pour les fascistes, nous sommes d’abord le produit d’une terre et de traditions qu’il ne saurait être question de replacer dans un ensemble plus vaste : l’homme libre des démocraties. Il convient, bien au contraire, de respecter pour l’éternité des temps les enracinements culturels. Les déracinés de Barrès sont le produit des Lumières. La gauche radicale devient ainsi barrésienne. Ce n’est qu’une demi-surprise.

 

La domination par le pouvoir politique

La gauche radicale ne se trompe pas en choisissant la lutte contre la domination, alors que l’écologisme vert pâle des sociaux-démocrates fait piètre figure. Mais quelle domination subissons-nous aujourd’hui ? Celle de l’État principalement. Or, la gauche a toujours considéré l’État comme l’instrument le plus important pour atteindre ses objectifs. Il faut d’abord conquérir le pouvoir politique étatique par l’élection ou la révolution pour ensuite mettre en œuvre les réformes. Il lui est donc impossible de cibler l’État lui-même comme l’instrument ultime de domination par le biais de la violence dite légitime.

Pourtant, le seul facteur de coercition pouvant apparaître comme une domination est désormais le pouvoir politique en lui-même. Le poids économique de l’État n’a cessé de croitre depuis un siècle et son interventionnisme juridique produit une réglementation minutieuse de chaque acte de la vie sociale. La liberté se vit désormais entre les mailles d’un filet normatif de plus en plus serré. La fameuse violence légitime n’est légitime que parce qu’un processus formel permet d’ériger en droit positif la capacité d’un petit nombre à diriger la société. Avec l’accès généralisé à l’information numérisée, cette verticalité du pouvoir a du plomb dans l’aile. Des spécialistes peuvent à tout instant remettre en cause les décisions gouvernementales car ils disposent d’une expertise équivalente à celle des gouvernants. Mais, chose nouvelle, ils peuvent diffuser leurs analyses sans aucune difficulté. Le monopole de l’information était depuis toujours un des éléments essentiels de la domination des dirigeants politiques. Ce monopole s’effondre sous nos yeux, mais le processus en cours est loin d’être achevé puisque nous venons à peine d’inventer la numérisation de l’information permettant technologiquement de faciliter sa diffusion. L’informatique naît au milieu du 20e siècle, elle n’a même pas un siècle d’existence. Tout ou presque reste à faire pour utiliser efficacement l’information afin de contrecarrer l’expertise, parfois fragile, des gouvernements. L’évolution technologique n’est pas favorable à la centralisation extrême du pouvoir. Internet est une calamité pour les dictateurs.

 

Nous avons tout à gagner à parier sur la liberté

L’horizontalisation du pouvoir politique est donc probable à terme plus ou moins lointain. Cela n’empêchera pas les soubresauts du devenir historique à court et moyen terme. Il est clair en effet que de nombreux humains estiment encore le leader charismatique irremplaçable. Le tropisme consistant à admirer celui ou celle qui veut vous diriger, donc vous subordonner, est très loin d’avoir disparu. Mais la crise actuelle du pouvoir politique dans les démocraties et les évolutions technologiques majeures en cours permettent d’espérer qu’un jour cette béate admiration pour ceux qui dirigent constituera un archaïsme historique. Si cet élément, à savoir la dilution du pouvoir politique dans l’ensemble de la société, n’advient pas un jour, c’est tout simplement que la liberté politique a atteint son acmé et que notre avenir ne se situe pas du côté de la liberté. Il faut donc faire le pari pascalien que la liberté vaincra et que les hommes de pouvoir perdront. Nous avons tout à y gagner.

 

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(*) La Genèse (Adam et Ève), rédigée par des rabbins au 5e siècle avant J.-C., est reprise par les trois monothéismes pour expliquer l’origine de l’homme. Les premiers humains ayant désobéi, ils sont chassés du paradis terrestre et devront désormais souffrir. Extrait concernant les femmes :
« Genèse 3.16 - Il dit à la femme: J’augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur, et tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi. »
 

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