Le Pérugin. Le Combat de l'Amour et de la Chasteté (1503)

 
 
 

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Patrick AULNAS

Pietro Vannucci (1448-1523), dit Le Pérugin (Il Perugino) appartient au groupe restreint des très grands artistes de la Renaissance italienne. Sa longue vie et sa célébrité lui permirent d’avoir de nombreux élèves, dont Raphaël. Mais les plus grands artistes ne sont pas à l’abri des pressions des commanditaires. Ils doivent alors faire preuve d’habileté pour composer leur œuvre. Tel fut le cas avec Le Combat de l'Amour et de la Chasteté.

 

Le Pérugin. Le Combat de l'Amour et de la Chasteté (1503)

Le Pérugin. Le Combat de l'Amour et de la Chasteté (1503)
Tempera sur toile, 160 × 191 cm, musée du Louvre, Paris.

 

Contexte historique

Les aristocrates cultivés du 16e siècle réservaient parfois une pièce de leur palais à une collection diversifiée de « curiosités ». Il pouvait s’agir d’objets d’art (peinture, sculpture) mais aussi d’instruments scientifiques ou même d’objets en relation avec « l’histoire naturelle » (fossiles, squelettes, animaux empaillés, etc.). Cette pièce était appelée cabinet de curiosités en France et studiolo en Italie.

Isabelle d’Este (1474-1539) possédait un studiolo réputé dans le palais ducal de Mantoue. Elle était l’épouse de François II Gonzague (1466-1519), duc de Mantoue, auquel elle avait été promise par un contrat de mariage signé en 1480 entre les familles d'Este et Gonzague. Elle appartenait à la plus haute aristocratie italienne et elle était également liée à la haute noblesse espagnole. Intelligente, cultivée, elle éblouira Mantoue par son raffinement et marquera la vie culturelle de son époque, qu'il s'agisse de littérature, de peinture, de musique ou même de mode.

Pour décorer son premier studiolo (un second suivra), elle fit appel aux peintres Andrea Mantegna, Le Pérugin et Lorenzo Costa. Les cinq tableaux de grandes dimensions réalisés par ces artistes, dont Le Combat de l'Amour et de la Chasteté, sont actuellement au musée du Louvre.

 

Vinci. Portrait d'Isabelle d'Este (1499-1500)

Léonard de Vinci. Portrait d'Isabelle d'Este (1499-1500)
Pierre noire, sanguine et estompe, craie ocre, rehauts de blanc sur le visage, la gorge et la main, 61 cm × 46,5 cm,
Musée du Louvre, Paris.

 

Les très rigoureuses prescriptions d’Isabelle d’Este

La sérénité caractérise la peinture du Pérugin. Une composition simple, une retenue chromatique classique parfaitement maîtrisée conduisent à des tableaux au charme paisible. Pourquoi alors cette sérénité est-elle absente du Combat de l'Amour et de la Chasteté ? Tout simplement parce que la commanditaire, Isabelle d’Este, a imposé par écrit à l’artiste des contraintes extrêmement précises. Privé de sa liberté créative, le grand peintre a dû concilier les caprices esthétiques et éthiques de la grande aristocrate et sa vision personnelle du thème imposé.

Un peintre, même reconnu aujourd’hui comme un artiste majeur, n’était pour la haute noblesse du début du 16e siècle qu’un artisan doué. Lui imposer des prescriptions précises pour la réalisation de l’œuvre commandée n’était pas du tout exceptionnel. Mais Isabelle d’Este, du fait de sa culture et de la fréquentation des plus grands créateurs de l’époque, a cru pouvoir s’immiscer dans tous les détails du tableau à réaliser. N’étant pas une artiste, elle a perdu l’occasion d’obtenir du Pérugin le meilleur de ce qu’il était capable de produire. Le pauvre peintre, lié par contrat, ne pouvait que se soumettre aux desideratas de la grande dame. Mais il a su, par un subterfuge de composition, contourner esthétiquement les lubies de la commanditaire.

La correspondance entre Isabelle d’Este et Le Pérugin nous est parvenue. En voici quelques extraits émanant d’Isabelle d’Este.

« Mon Invention poétique, que je désire vous voir peindre, est une bataille de la Chasteté contre l’Amour. Pallas semblera avoir vaincu l’Amour : elle a brisé sa flèche d’or et son arc d’argent et les a jetés à ses pieds. D’une main, elle le tient par le bandeau que porte l’aveugle, de l’autre, elle lève la lance et va le frapper. Diane doit avoir la même part dans cette victoire. Vénus aura été à peine effleurée dans quelque partie de son costume : la mitre, la guirlande ou le voile. Pour Diane, la torche de Vénus aura brûlé ses vêtements, mais aucune des deux déesses ne sera blessée… »

« Derrière ces quatre divinités, les chastes nymphes, suivantes de Pallas et de Diane, devront, dans les modes divers qui vous conviendront, soutenir un rude combat contre la troupe lascive des faunes, des satyres et de mille autres petits amours… »

« Afin de donner plus d’expression à la fable et l’orner davantage, l’olivier, arbuste consacré à Pallas, surgira de terre à côté d’elle ; la chouette, son oiseau symbolique, se posera sur une des branches. Du côté de Vénus fleurira le myrte, qui est son emblème, et pour plus de charme, il faudra que l’œuvre ait pour fond un fleuve ou la mer. Les faunes, les satyres, les amours fendant les flots, portés par des cygnes ou volant dans les airs, accourront au secours de Cupidon, anxieux de prendre part à cette amoureuse entreprise. Sur les bords du fleuve ou sur le rivage de la mer, apparaîtront Jupiter et les autres dieux ennemis nés de la Chasteté. Le premier, changé en taureau, enlève la belle Europe, et Mercure, comme un aigle qui convoite sa proie, voltige autour de la nymphe Glaucère qui tient un cyste où sont gravés les attributs de la déesse Pallas. Polyphème, avec son œil unique, court après Galatée, Phébus poursuit la nymphe déjà changée en laurier, Pluton, qui vient d’enlever Proserpine, l’emporte dans son royaume infernal et Neptune va enlever Coronis, mais au moment même, elle est métamorphosée en corneille. Tous ces traits, je vous les envoie figurés sur un petit dessin, cl, cela s'ajoutant à mes explications, vous comprendrez mieux ce que je veux. Si vous trouvez que les figures sont trop nombreuses pour le sujet, vous pouvez en diminuer le nombre, pourvu toutefois que le fond ne change point : j’entends Pallas, Diane, Vénus et l’Amour…, mais il vous est interdit de rien ajouter du vôtre. »

Isabelle d’Este brode donc sur le thème de l’amour et de la chasteté et veut intégrer à la composition une multitude d’épisodes mythologiques. Elle n’a aucune conscience des limites assez étroites s’imposant à un peintre sur une petite surface rectangulaire. Le Pérugin a probablement été sidéré par les absurdes injonctions de la duchesse, mais que faire ?

 

Analyse de l’œuvre

La chasteté, c’est-à-dire l’abstinence sexuelle, était une vertu préconisée par l’Église. Mais les humains étant biologiquement des mammifères, leur reproduction suppose une attirance mâle-femelle. L’homme du 16e siècle était ainsi écartelé entre une prescription morale et l’instinct sexuel. Le mot amour n’a pas à cette époque la signification complexe que nous lui donnons aujourd’hui. Il s’agit principalement d’une attirance sexuelle contre laquelle il convient de lutter, si du moins on entend s’élever moralement. Le sentiment n’est évidemment pas absent, mais l’inclination émotive conduisant au rapprochement des corps, il y a lieu de résister à l’amour.

Cette lutte entre amour et chasteté doit être mise en relation avec la philosophie néoplatonicienne qui séduisait les élites à cette époque en Italie. Elle pouvait avoir un esprit moralisateur qu’Isabelle d’Este cherche à évoquer par toute une panoplie de divinités antiques.

Le Pérugin a tenté de respecter les injonctions d’Isabelle d’Este par des scènes répétitives à caractère mythologique et sans grand intérêt. Les enfants dénudés peuplant le tableau figurent traditionnellement les Amours. Ils représentent la tentation pour les nymphes qui cherchent à leur résister et ainsi rester chastes.

 

Le Pérugin. Le Combat de l'Amour et de la Chasteté, détail

Le Pérugin. Le Combat de l'Amour et de la Chasteté, détail

Au premier plan, l’artiste a reproduit fidèlement deux scènes exigées par sa commanditaire. A gauche, Minerve (Athéna ou Pallas chez les grecs) a vaincu Cupidon (Eros chez les grecs). Les attributs traditionnels de Cupidon, l’arc et le carquois de flèches, sont à terre. Minerve s’apprête à transpercer Cupidon avec sa lance. Minerve est la déesse de la guerre, de la stratégie et de la sagesse. Il s’agit d’une déesse vierge dont la mythologie n’évoque aucune aventure amoureuse.

 

Le Pérugin. Le Combat de l'Amour et de la Chasteté, détail

Le Pérugin. Le Combat de l'Amour et de la Chasteté, détail

Au centre, les déesses Diane et Vénus s’affrontent. Diane vise Vénus avec son arc, tandis que Vénus brûle les vêtements de Diane avec sa torche. Diane (Artémis chez les grecs) est la déesse de la chasse. Son père Jupiter l’arma d’un arc et de flèches. Elle est la sœur jumelle d’Apollon. Mais, venue au monde peu avant son frère, elle assista à sa naissance et demanda à son père une virginité éternelle pour échapper aux douleurs de l’enfantement. Les nymphes qui l’accompagnent sont elles-mêmes d’une totale chasteté.

Vénus est au contraire la déesse de l’amour, de la séduction et de la beauté.

 

Le Pérugin. Le Combat de l'Amour et de la Chasteté, détail

Le Pérugin. Le Combat de l'Amour et de la Chasteté, détail

Pour satisfaire isabelle d’Este, Le Pérugin a placé au second plan, au bord d’un étang, des créatures diverses qui représentent également des scènes mythologiques de peu d’intérêt.

 

Le Pérugin. Le Combat de l'Amour et de la Chasteté, détail

Le Pérugin. Le Combat de l'Amour et de la Chasteté, détail

Enfin l’arrière-plan est un paysage montagneux sur fond de ciel s’éclaircissant progressivement. Cette perspective atmosphérique était couramment utilisée pour les paysages de cette époque.

La répétition des bras levés et menaçants représentant la chasteté tenant l’amour à sa merci nous laisse indifférents aujourd’hui ou peut même nous amuser. Mais le paysage dans lequel baigne toute cette mythologie moralisatrice est splendide. Profond, encadré de vallonnements, strié de nombreux arbres au feuillage léger n’obstruant nullement l’horizon mais constituant l’élément vertical d’une composition traitée principalement par plans horizontaux, ce paysage constitue une grande réussite de la peinture du tout début du 16e siècle. Les verts dominent et s’éclaircissent peu à peu vers l’horizon. Les rouges, jaunes et bleus des tuniques antiques offrent un contrepoint chromatique à la dominante.

Quand le tableau a été peint, l’art du paysage n’en était qu’à ses balbutiements. Les divagations d’Isabelle d’Este ont visiblement contraint le grand artiste à innover. La commanditaire voulait instrumentaliser la mythologie pour la mettre au service d’un message moralisant. Le peintre a répondu par un vaste paysage comportant des personnages mythologiques. Esthétiquement, il s’agit d’abord d’un paysage et ensuite seulement d’une scène mythologique. Un peu plus tard dans le siècle, des flamands reprendront ce type de composition avec le paysage-monde.

C’est ainsi qu’un grand artiste, tout en respectant scrupuleusement les souhaits de sa commanditaire, innove pour ne pas renoncer à sa liberté créative.

 

Les autres tableaux du studiolo d’Isabelle d’Este

Les quatre autres tableaux en provenance du studiolo d’Isabelle d’Este et conservés au Louvre sont également des grandes réussites. Mantegna accorde une place prépondérante à la scène mythologique et la place dans un environnement rocheux ou architectural. Costa situe la scène exigée par la commanditaire dans un très beau paysage ayant une fonction de décor.

Mantegna. Le Parnasse (1496-97)

Andrea Mantegna. Le Parnasse (1497). Tempera sur toile, 159 × 192 cm, musée du Louvre, Paris. Le Parnasse est le lieu des amours de Mars et Vénus dans la mythologie antique. Sur le tableau, ces deux divinités sont placées au-dessus d'une arche de pierre. En contrebas, les muses dansent et Apollon, assis à gauche, joue de la cithare. A droite, Mercure accompagne Pégase, le cheval ailé.

Mantegna. Minerve chassant les vices du jardin de la vertu (1500-1502)

Andrea Mantegna. Minerve chassant les vices du jardin de la vertu (1500-1502). Tempera sur toile, 160 × 192 cm, Musée du Louvre, Paris. Le jardin de la vertu est délimité par des arcades et une haie bien taillée. La déesse romaine Minerve, à gauche, chasse les vices symbolisés par de multiples personnages plus ou moins dénudés. Dans la mentalité de l’époque, Minerve représentait l’une de quatre vertus cardinales (c'est-à-dire principales) : la prudence. Les trois autres vertus, le courage, la tempérance et la justice apparaissent sur un nuage et surveillent la scène.

Lorenzo Costa. Allégorie de la cour d'Isabelle d'Este (1505-06)

Lorenzo Costa. Allégorie de la cour d'Isabelle d'Este (1505-06). Tempera sur toile, 164 × 197 cm, musée du Louvre, Paris. Cette allégorie pastorale permettait aux familiers du studiolo d’Isabelle d’Este de se retrouver sur le tableau sous la forme de figures bibliques ou mythologiques. En contrebas de la cour paisible d’Isabelle d’Este, une bataille est engagée.

Lorenzo Costa. Le règne de Comus (1511)

Lorenzo Costa. Le règne de Comus (1511). Tempera sur toile, 152 × 238 cm, musée du Louvre, Paris. Comus est une divinité romaine de la joie et de la bonne chère. Le thème permet de faire figurer de multiples divinités antiques dans un paysage côtier (selon la base Joconde : Comus, Vénus, Eros, Antéros, Mercure, Janus, Nicée, Dionysos, Mercure, Arion)

 

 

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