Michel Serres, thèmes importants de sa pensée

03/09/2011

Patrick AULNAS

Philosophe des sciences, Michel Serres apparaît comme un sage optimiste, mais optimiste sur le long terme, car il ne méconnaît pas les risques auxquels l’humanité du 21e siècle est confrontée. Son œuvre, riche et complexe, ne peut se résumer en quelques lignes, mais il est possible d’en présenter quelques thèmes importants.

L’échange, la communication, l’interaction

La pensée de Michel Serres cherche à décloisonner, à établir des passerelles entre des champs cognitifs considérés généralement comme étrangers l’un à l’autre. Elle pose également l’échange, la découverte de l’autre, la communication globale comme impératif. De formation à la fois scientifique et philosophique, Michel Serres était bien placé pour appréhender les interactions entre sciences humaines, sciences sociales et sciences de la nature. Depuis l’Antiquité, philosophie, géométrie, physique s’enrichissent mutuellement. C’est le lien entre la science, les hommes et le monde qui importe. Relier « cet arbre d’Australie avec l’Aborigène et la biochimie ; le fleuve Garonne avec mon père marinier, ignorant de mécanique des fluides », procure à ce « citoyen du monde » une « liesse quasi religieuse ».

L’analyse de la communication constitue également un élément important. La communication est appréhendée au sens large, celui d’échange : sans échange, pas de vie, pas de société. « Notre corps écoute, crie et se souviens. Bactéries, algues, champignons, plantes et animaux signalent, de même, leur présence et perçoivent l’environnement, chacun à sa façon ; sans ces échanges d’énergie, certes, mais d’information aussi, nul organisme ne survivrait. » L’avènement de l’agriculture, puis, plus récemment, de l’industrie suppose également communication et échange. L’industrie n’a pu se développer que parce que l’humanité disposait d’un moyen efficace de stocker l’information : l’écrit. Aujourd’hui, le développement de l’informatique bouleverse à nouveau le traitement et le stockage de l’information. « Or, issues des actions nécessaires du vivant, et sans doute, plus lointainement de l’inerte, les diverses manières d’accumuler ou d’échanger l’information gouvernent des changements moins visibles mais de plus longue portée que ceux que semblent déterminer les hautes énergies. » Autrement dit, l’impact des « technologies douces », celles qui concernent l’information et la communication (écrit, imprimerie, bibliothèques, informatique), est plus important à long terme que celui des « techniques dures » (mécanique, thermodynamique, etc.). Michel Serres ne croit pas à l’uniformatisation culturelle, crainte souvent exprimée face au développement de la communication planétaire instantanée par le biais des réseaux informatiques. Il reste volontariste et optimiste comme le montre l’extrait suivant :

« J’eus trois passions, l’amour, le savoir et les voyages. J’aime l’étranger, j’aime connaître ailleurs. Bambaras, Zoulous, Amérindiens, Aborigènes, sherpas… je vous ai partout aimés. Nos différences m’enivrent. Aie le courage de construire des ponts à travers les plus durs des chocs culturels. Aucun mot, dans aucun dictionnaire, ne traduit exactement aucun mot de ta langue, leurs aires sémantiques ne correspondent pas. Tu devras donc bégayer un autre langage, tu devras changer de corps à tout degré d’élévation des pôles et à toute longitude. Manger, dormir, parler, marcher, faire signe, ces actes élémentaires demandent l’effort de te lancer de l’autre côté de la rive. Garde la tienne dans ton dos ; tu t’y appuies, tu te reposes sur sa roche, éventuellement tu y trouveras ton repos ; mais tourne sexe, ventre et visage vers l’autre rivage, lance ton arche dans l’échange. Sinon, tu n’apprendras rien. » (L’Art des ponts, Editions Le Pommier, 2006).

La Biogée et le contrat naturel

L’homme des civilisations préindustrielles appartenait au monde naturel et le respectait. Il tirait sa subsistance, jour après jour, de la cueillette, de la chasse, puis de l’agriculture. La révolution industrielle a bouleversé cette relation à la nature : le cartésianisme a conduit l’homme moderne à se croire « maître et possesseur de la nature ». L’homme des civilisations industrielles s’est cru sujet tout puissant du monde-objet : il pouvait y puiser à volonté énergie, matières premières, comme s’il était extérieur au monde, comme s’il ne lui appartenait pas. Or, brusquement, à la fin du 20e siècle, le monde se rebelle et rappelle à l’homme les limites de sa puissance : pollution, épuisement des ressources naturelles, disparition d’espèces. « Notre culture sans monde retrouve le Monde… Panique ! » Il nous faut désormais introduire un troisième élément dans le « jeu à deux » omniprésent dans la pensée occidentale (sujet-objet, maître-esclave, thèse-antithèse, gauche-droite). Ce troisième élément, Michel Serres l’appelle la Biogée. Le monde, objet d’expérimentation pour les sciences, objet d’exploitation pour les techniques, doit devenir sujet de droit. Il nous faut inventer un nouveau « contrat naturel » dont l’une des parties sera la Biogée, cette « voix du monde » enfin audible. « Retour donc à la nature ! Cela signifie : au contrat exclusivement social, ajouter la passation d’un contrat naturel de symbiose et de réciprocité où notre rapport aux choses laisserait maîtrise et possession pour l’écoute admirative, la réciprocité, la contemplation et le respect, où la connaissance ne supposerait plus la propriété, ni l’action la maîtrise [...] Contrat d’armistice, contrat de symbiose : le symbiote admet le droit de l’hôte, alors que le parasite – notre statut actuel – condamne à mort celui qu’il pille et qu’il habite sans prendre conscience qu’à terme il se condamne lui-même à disparaître. Le parasite prend tout et ne donne rien. Le droit de maîtrise et de propriété se réduit au parasitisme. Au contraire, le droit de symbiose se définit par la réciprocité : autant la nature donne à l’homme, autant celui-ci doit rendre à celle-là, devenue sujet de droit » (Le contrat Naturel, François Bourin, 1990).

Cette nouvelle « voix du Monde » reste à définir sur le plan institutionnel. Qui la représentera ? Michel Serres évoque l’idée de savants qui devraient prêter serment afin de représenter l’air, la terre, les vivants de toutes espèces, la Biogée. Le projet peut paraître utopique, mais tout projet à long terme l’est d’une certaine manière. Une chose est certaine : la vision de Michel Serres ne coïncide pas avec le mouvement écologiste qui ne dépasse en rien les clivages politiques traditionnels, alors que le philosophe ne se positionne ni à droite ni à gauche.

Les objets-monde

La distinction sujet-objet (et sa remise en cause) est une autre dominante de la pensée de Michel Serres. Les objets-monde rendent cette dualité traditionnelle inopérante. « Les artefacts traditionnels, outils et machines, forment des ensembles à rayon d’action local, dans l’espace et le temps : l’alène perce le morceau de cuir, la masse frappe et enfonce le pieu, la charrue taille le sillon… ». Un tel objet est manipulé par un sujet afin d’agir sur d’autre objets voire même parfois sur des sujets. Mais cette relation sujet-objet est nettement délimitée dans l’espace (c’est une relation de proximité immédiate) et le temps (c’est une relation faite de séquences de courte durée). Les objets-monde, au contraire, n’ont plus de limite spatio-temporelle précise. Internet est un réseau global de communication sans limite spatiale claire et sans limite temporelle (il fonctionne continûment). Quel sujet domine cet objet ? La question est sans réponse. Nous sommes en présence d’un objet-monde. Le concept peut être étendu : les effluents gazeux de l’industrie se dispersent dans l’espace de façon incontrôlée, certains déchets nucléaires ont une durée de vie de dizaines de milliers d’années (pas de limite temporelle « humaine »). Ces objets-monde sont incompatibles avec la possession ou la propriété qui suppose une localisation (biens corporels) ou une durée (biens incorporels). Ils ne peuvent pas être traités comme objet au sens classique. « La philosophie classique nous disait naturés ; nous devenons naturants, je viens de le dire : nous faisons naître, au sens étymologique du terme, une toute nouvelle nature, en partie produite par nous et réagissant sur nous. Nous devînmes les hommes que nous sommes pour avoir techniquement sculpté notre environnement, notre maison propre afin de nous protéger ; formée maintenant de ces objets-monde, cette maison évolutive agit désormais sur le monde… » (Hominescence, Editions du Pommier, 2009).

L’hominescence

Ce mot désigne l’évolution fondamentale que vit actuellement l’humanité. Le processus d’hominisation des primates a conduit au développement de l’intelligence. L’homme acquiert une capacité d’action raisonnée sur son environnement. Aujourd’hui, il est confronté à l’action sur sa propre vie (biotechnologies) et il a créé des objets-monde difficilement maîtrisables. Sa créativité lui donne prise sur son évolution future. « Tout dépend de nous. Et par des boucles nouvelles et inattendues, nous finissons nous-mêmes par dépendre de choses qui dépendent globalement de nous. Là, risques et chances croissent aussi vite que notre omnipotence… Comme cela ne nous arriva jamais, nous ne savons pas ce que nous devons faire de tous ces pouvoirs… Ce stade d’hominisation, je le nomme donc hominescence pour en marquer l’importance et pourtant l’adoucir par rapport à d’autres grands moments plus décisifs ; ce mot sonne comme une sorte de différentielle d’hominisation. » (Hominescence, op cit).

Le vieil humanisme a échoué, une autre conscience apparaît

L’homme qui disparaît aujourd’hui avait analysé son environnement, inventé des valeurs, mais sans être capable de les respecter. « Comment cette culture dont nous pleurons la perte n’empêcha ni Rome ni la Grèce de s’écrouler avec un bruit qui retentit encore à certaines oreilles, ni l’Occident qui les remplaça de massacrer des peuples asservis et colonisés, d’exterminer femmes, pauvres, enfants, innocents, plantes, bêtes, ce qui respire et ne respire pas, et, pour finir, de détruire cette même culture dont elle tira cependant, jadis et naguère, sa justification et sa fierté ? Comment ne se sauva-t-elle pas elle-même ? » (Hominescence, op cit).

C‘est ce même humanisme qui a placé les femmes, pendant des millénaires, dans une situation de dépendance parfois proche de l’esclavage. Ecoutons Michel Serres : « Puis-je, enfin et peut-être surtout, garder la moindre confiance dans la sensibilité, la raison, le jugement, la vertu même de ces philosophes, antiques et modernes, de Platon à saint Paul et saint Augustin, de Rousseau et Kant à Schopenhauer, qui, tous et d’une seule voix, prétendent que les femmes, leurs compagnes, évidemment leurs égales, se réduisent, en gros, à des animaux inférieurs ?...Quand ils en excluent la moitié, comment écouter encore leurs bavardages arrogants sur l’humanité ? » (Hominescence, op cit).

Ainsi, nous vivons une crise de conscience, mais « une autre conscience apparaît dès que manque le silence ». Il reste à la philosophie à penser cette autre conscience.

 

Commentaires

  • Sarah
    • 1. Sarah Le 22/05/2022
    Bonjour,

    D'où est la citation: "Relier « cet arbre d’Australie avec l’Aborigène et la biochimie ; le fleuve Garonne avec mon père marinier, ignorant de mécanique des fluides », procure à ce « citoyen du monde » une « liesse quasi religieuse ». ?

    Merci!
  • dionro telro
    • 2. dionro telro Le 20/08/2016
    je suis un étudiant en master 2 en philosophie je veux comprendre le problème que traite Michel Serres dans contrat naturel.

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