Chateaubriand et les Iroquois (Mémoires d’outre-tombe, livre septième, chapitre 2)

Le 8 avril 1791, Chateaubriand part pour l’Amérique. Il reviendra en France début janvier 1792. Il a alors 23 ans. Le texte qui suit, extrait des Mémoires d’outre-tombe, évoque avec humour sa première rencontre avec les Iroquois dans la forêt primitive située à proximité des chutes du Niagara. Selon l’écrivain, la page est écrite à Londres en 1822. Le « petit français, poudré et frisé, habit vert pomme » qui fait danser « ces messieurs sauvages » au son du violon a-t-il jamais existé ? Evidemment, on en doute. Mais, réelle ou fictive, la scène est inoubliable pour le lecteur.

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 « Lorsqu'après avoir passé le Mohawk, j'entrai dans des bois qui n'avaient jamais été abattus, je fus pris d'une sorte d'ivresse d'indépendance : j'allais d'arbre en arbre, à gauche, à droite, me disant : " Ici plus de chemins, plus de villes, plus de monarchie, plus de république, plus de présidents, plus de rois, plus d'hommes. " Et, pour essayer si j'étais rétabli dans mes droits originels, je me livrais à des actes de volonté qui faisaient enrager mon guide lequel, dans son âme, me croyait fou.

Hélas ! je me figurais être seul dans cette forêt où je levais une tête si fière ! tout à coup, je viens m'énaser [Arracher le nez] contre un hangar. Sous ce hangar s'offrent à mes yeux ébaubis les premiers sauvages que j'aie vus de ma vie. Ils étaient une vingtaine, tant hommes que femmes, tous barbouillés comme des sorciers, le corps demi-nu, les oreilles découpées, des plumes de corbeau sur la tête et des anneaux passés dans les narines. Un petit Français, poudré et frisé, habit vert-pomme, veste de droguet, jabot et manchettes de mousseline, raclait un violon de poche et faisait danser Madelon Friquet à ces Iroquois. M. Violet (c'était son nom) était maître de danse chez les sauvages. On lui payait ses leçons en peaux de castors et en jambons d'ours. Il avait été marmiton au service du général Rochambeau, pendant la guerre d'Amérique. Demeuré à New-York après le départ de notre armée, il se résolut d'enseigner les beaux-arts aux Américains. Ses vues s'étant agrandies avec le succès, le nouvel Orphée porta la civilisation jusque chez les hordes sauvages du Nouveau-Monde. En me parlant des Indiens, il me disait toujours : " Ces messieurs sauvages et ces dames sauvagesses ". Il se louait beaucoup de la légèreté de ses écoliers ; en effet, je n'ai jamais vu faire de telles gambades. M. Violet, tenant son petit violon entre son menton et sa poitrine, accordait l'instrument fatal ; il criait aux Iroquois : A vos places ! Et toute la troupe sautait comme une bande de démons.

N'était-ce pas une chose accablante pour un disciple de Rousseau que cette introduction à la vie sauvage par un bal que l'ancien marmiton du général Rochambeau donnait à des Iroquois ? J'avais grande envie de rire, mais j'étais cruellement humilié.»

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