La liberté, valeur suprême et condition de l’égalité et du progrès

07/07/2023

Patrick AULNAS

Les concepts de liberté et d’égalité ont dominé l’histoire politique depuis le 18e siècle. Mais après cette courte période de trois siècles, il apparaît de plus en plus clairement que la lutte pour la liberté est la plus importante. Pour une raison assez simple : dans le domaine politique, il s’agit toujours principalement de cantonner le pouvoir, de l’empêcher d’accroître sa puissance. Ni l’égalité, ni le progrès ne sont des préoccupations des autocrates. Seule l’accumulation et la conservation du pouvoir leur importent. Dans les démocraties, la liberté reste fragile car elle est conditionnée par des mécanismes institutionnels, en particulier la séparation des pouvoirs. Mais l’égalité peut être prise en considération dans la mesure où la liberté d’expression autorise les revendications en ce sens.

Tentons de survoler en quelques concepts l’histoire de la liberté, de l’égalité et du progrès.

 

L’égalité ontologique de tous les hommes

Après que le christianisme eût affirmé l’égalité ontologique de tous les êtres humains, il restait à la mettre en œuvre dans la société. Ce ne fut pas une mince affaire. Elle est toujours en cours.
L’Évangile selon Matthieu (Matthieu 22.39) rapporte une réponse de Jésus-Christ aux pharisiens qui demandaient quel était le plus grand commandement. Il répondit qu’il fallait d’abord aimer son Dieu puis en second lieu aimer son prochain comme soi-même. Cette simple affirmation est un bouleversement philosophique par rapport à la pensée antique qui voyait dans les esclaves des êtres inférieurs assimilés à des choses que l’on pouvait vendre ou louer. Pour le christianisme, le prochain c’est-à-dire l’autre quel qu’il soit, doit être aimé comme notre égal.

Une telle affirmation n’aura cependant qu’une influence mineure sur l’organisation sociale. Le servage remplace l’esclavage en Occident, ce qui permet de considérer le serf comme un être humain (un « prochain ») mais ne change pas grand-chose à sa situation réelle. Les castes sociales, appelées ordres, subsistent : clergé, noblesse, tiers état.  Les femmes restent juridiquement inférieures aux hommes jusqu’au 20e siècle.

Le pouvoir politique maintient donc les dominations ancestrales malgré un précepte religieux qui, pris au pied de la lettre, les condamne. Qui pourrait soutenir que les puissants aimaient leurs serfs ou leurs serviteurs comme eux-mêmes ? Seul le recul de l’arbitraire politique et l’avènement de la liberté permettront de progresser. L’égalité ontologique est une chose ; l’égalité politique et sociale en est une autre, qui présuppose la liberté.

 

La marche vers la liberté

L’idée de liberté est beaucoup plus récente que celle d’égalité. On ne peut vraiment parler de liberté dans les sociétés antiques (cités grecques, République romaine) puisque l’esclavage subsistait et que les femmes étaient sous la domination totale des hommes. Il faut attendre la Renaissance, au 15e siècle, et un lent mûrissement de trois siècles, pour que les revendications de liberté deviennent véritablement opérationnelles. Les philosophes des Lumières remettent en cause le fondement divin du pouvoir politique et proposent la souveraineté populaire. Le pouvoir émane du peuple pour un temps limité et non de Dieu pour l’éternité. La mise en œuvre concrète de ce principe apparaîtra du 18e au 21e siècle, mais elle est loin d’être achevée.

Un homme disposant du droit de désigner ses dirigeants est un homme libre politiquement. La volonté individuelle devenue autonome désigne les gouvernants et les révoque. La volonté générale résulte de la globalisation des volontés individuelles. Toutes les libertés en découlent car il faut pouvoir penser, s’exprimer, se réunir, s’associer librement pour débattre de la désignation des dirigeants. Toute société dans laquelle ces libertés n’existent pas n’est pas une démocratie car une élection sans liberté n’est qu’un subterfuge d’autocrate.

La démocratie et la liberté ont beaucoup progressé depuis deux siècles, mais il subsiste des théocraties (Iran), des monarchies absolues (Arabie Saoudite), des dictatures mafieuses (Russie), des totalitarismes idéologiques (Chine, Corée du Nord).

 

La liberté, condition du progrès de l’égalité politique et économique

Il suffit d’observer le monde du 21e siècle pour comprendre que l’égalité ne progresse que dans les démocraties. L’égalité politique est évidemment absente des autocraties puisqu’une caste dirigeante monopolise le pouvoir et rétribue ses serviteurs selon le zèle qui les anime. L’exemple de la Chine est très significatif. La croissance économique y a été considérable depuis quelques décennies, faisant apparaître une véritable classe moyenne urbaine. Mais il faut être membre du Parti communiste chinois et adhérer à la doxa officielle pour agir sur les structures de la société. Un citoyen ordinaire doit se taire. L’absence de liberté induit les inégalités de statut social.

Le progrès de l’égalité économique résulte dans toutes les démocraties de la présence de structures de solidarité publiques ou privées. Le fameux État-providence est le produit de la liberté car il provient d’un compromis entre d’une part le capitalisme et son efficacité productive, d’autre part l’État et son ambition redistributive. Les systèmes de santé, les systèmes éducatifs, les régimes de retraite, de chômage, etc. ont des statuts variables selon les pays, mais résultent partout de la liberté politique de revendication et de négociation.

L’évolution vers l’égalité homme-femme représente sans doute le cas historique le plus manifeste des bienfaits de la liberté. L’égalité homme-femme a progressé en un siècle avec une rapidité inouïe, mais principalement dans les démocraties. L’égalité des droits est désormais assurée dans toutes les grandes démocraties occidentales. Des différences concrètes de traitement subsistent, rémanence des traditions ancestrales. Elles disparaîtront progressivement à condition cependant de maintenir un niveau de vie et un progrès technologique élevés.

L’Islam et son immixtion récente dans les sociétés occidentales représente une difficulté qui n’est certainement pas insurmontable. L’archaïsme vestimentaire (voile, etc.), l’obscurantisme relationnel (obéissance à l’homme, etc.) ne sont que les scories d’une interprétation littérale d’un vieux texte (Le Coran), cautionnée d’ailleurs par la plupart des dirigeants des pays de civilisation musulmane. La responsabilité des autocraties musulmanes dans la persistance d’un statut inférieur des femmes est patente. Là encore, c’est l’absence de liberté, surtout de liberté d’accès à l’éducation et à la culture, qui engendre la domination.

 

La liberté, condition du progrès matériel

Le décollage économique commence en Angleterre au 18e siècle puis se propage au reste de l’Europe et aux États-Unis avant d’atteindre d’autres continents. La croissance économique était quasiment nulle. Elle explose en trois siècles. Thomas Piketty, dans Le capital au 21e siècle, cite le chiffre de 0,02% d’augmentation de la production mondiale annuelle par habitant de l’an 0 à l’an 1700. De 1700 à 2012, ce taux atteint 0,81%. Ce pourcentage peut paraître faible mais il représente une multiplication du taux par 40.

Pourquoi cette accélération soudaine de la croissance économique après des millénaires de stagnation ? Les causes sont multiples, mais la liberté est au cœur du sujet. Le 18e siècle est le siècle des Lumières, c’est-à-dire de l’avènement de la rationalité. L’emprise des croyances ancestrales, en particulier religieuses, commence à céder. L’homme acquiert la liberté de créer et d’agir sans avoir à tenir compte d’un dogme. La liberté politique induit une remise en cause de l’ordre social rigide du passé. La bourgeoisie industrielle et commerçante, beaucoup plus attirée par l’innovation, supplante la noblesse terrienne. La destruction créatrice schumpétérienne acquiert alors une puissance jamais atteinte.

Ce colossal progrès matériel issu de la liberté est une évidence mais il est nécessaire d’y insister eu égard aux absurdes doutes contemporains. Entre les masures des serfs ou les châteaux glaciaux des seigneurs et les appartements et maisons douillettes des hommes d’aujourd’hui, le progrès n’est pas douteux. Entre l’état de santé des hommes du 18e siècle, qu’une quelconque infection bactérienne pouvait tuer, et la situation sanitaire dans les pays riches du 21e siècle, le progrès est immense. Le progrès matériel n’est pas discutable. Il est le fruit de la liberté.

 

La liberté, condition du progrès de l’humanité

Mais il faut aller plus loin. Quoiqu’en dise les idéologues et une grande partie de l’intelligentsia contemporaine, l’humanité progresse à tous égards. La liberté induit globalement le progrès moral. La liberté individuelle autorise les projets et l’action subséquente pour les mettre en œuvre. Elle permet la recherche, l’innovation et la satisfaction de la découverte. L’essence de l’être humain, l’intelligence, a donc besoin de liberté pour se représenter l’avenir individuel avec optimisme.

Il en va de même à l’échelle de la société globale. Une société libre se projette dans l’avenir alors qu’une autocratie cherche principalement le maintien du pouvoir en place. La créativité et l’espérance sont du côté de la liberté, quand l’immobilisme et le pessimisme caractérisent la servitude. L’humanité est une grande aventure à travers le temps. Nous transmettons depuis des dizaines de millénaires, de génération en génération, notre patrimoine cognitif afin que nos héritiers l’enrichissent et améliorent leur compréhension du monde et par là même leur propre condition. La condition humaine n’est en rien statique et l’on doit qualifier de progrès l’espoir sans cesse renouvelé de l’améliorer. Cette croyance en un avenir meilleur ne peut exister sans liberté car elle suppose des choix individuels allant dans cette direction. Là encore, la liberté des choix individuels est le meilleur garant de l’intérêt général.

Le catastrophisme actuel, en général lié à un écologisme dogmatique, constitue un danger important pour la liberté. Si le climat évolue sur la planète Terre après deux siècles d’exploitation excessive des ressources naturelles, l’humanité s’adaptera à cette nouvelle réalité comme elle l’a toujours fait. L’extrême-gauche actuelle utilise la culpabilisation des occidentaux pour tenter d’imposer sa dictature. L’extrême-droite, sans surprise, idéalise le nationalisme et même le localisme pour parvenir à nous enfermer dans des frontières infranchissables. En vérité, il nous faut surtout préserver notre liberté et rejeter avec force ces grossières manipulations politiques. Le danger est bien plus politique qu’écologique car qui peut vraiment penser que des politiciens parviendront à stopper une évolution climatique.

Au demeurant, la transition a déjà commencé sur le plan scientifique et technique avec de multiples solutions de création d’activité à basse consommation d’énergie. Elle est également en cours dans le domaine démographique avec des taux de fécondité baissant partout dans le monde et devenant largement inférieurs au seuil de renouvellement de la population dans les pays riches.

Il est vraisemblable que l’humanité future sera plus beaucoup plus réduite numériquement, moins mobile physiquement et moins productive matériellement. Sa créativité s’exercera dans l’immatériel si la liberté de créer lui est encore accordée. Pour cela, il faut et il suffit qu’aucune nouvelle idéologie ou religion ne vienne imposer ses diktats par l’intermédiaire du pouvoir politique. Au 21e siècle, comme au 20e, il s’agit d’éviter la route de la servitude.

Publié sur Contrepoints le 07/07/2023

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