Les illusions des Gilets jaunes

10/01/2019

Patrick AULNAS

Quel bilan peut-on faire d’ores et déjà du mouvement des Gilets jaunes (GJ) ? S’il est sans doute beaucoup trop tôt pour évaluer son impact à moyen terme, l’observation de deux mois de manifestations et d’interventions médiatiques permet de dégager quelques caractéristiques.

 

Un mouvement plutôt restreint numériquement

Le mouvement des GJ n’a pas attiré un nombre très important de manifestants. Il est impossible de citer des chiffres exacts tant les divergences sont grandes. Mais une chose est certaine : pour la grande fiesta du samedi, on est passé de plusieurs centaines de milliers de personnes dans toute la France à quelques dizaines de milliers. En janvier 2019, l’ordre de grandeur n’est déjà plus le même que début décembre 2018. Cette évolution ne doit pas surprendre : ce type de mouvement spontané ne peut rester que brièvement à son zénith. Seuls les plus disponibles ou les plus radicalisés s’obstinent.

Rappelons que le 13 mai 1968, environ un million de personnes ont défilé à Paris et qu’une grève générale a été déclenchée. Le 12 décembre 1995 (plan retraites Juppé), un à deux millions de manifestants étaient présents à Paris. Beaucoup d’autres chiffres de cet ordre pourraient être cités.

 

Le soutien de l’opinion… comme d’habitude

La plupart des mouvements de protestation recueillent l’assentiment d’une majorité de la population. Il en va de même pour les GJ. Selon l’Institut Elabe, l’évolution de l’opinion des français est la suivante :

 

 

« Soutiennent le mouvement »

« Ont de la sympathie »

Total favorables

Décembre 2018

41%

29%

70%

Janvier 2019

31%

29%

60%

 

 

Le véritable soutien au mouvement fléchit nettement (- 10 points) alors que l’expression de la simple sympathie reste constante. Il est clair que cela peut encore évoluer au fil des semaines. La sympathie peut s’évaporer au spectacle des violences.

 

Les revendications politiques

Le fonctionnement de la démocratie représentative est jugé négativement. Les représentants élus étant trop éloignés des préoccupations de la population, il faudrait, selon les leaders des GJ, instaurer de nouveaux mécanismes de démocratie directe. C’est la fameuse revendication du référendum d’initiative citoyenne (RIC) qui se décline de plusieurs manières : législatif (adoption de lois), constituant (modification de la Constitution), abrogatif (abrogation de lois), révocatoire (destitution d’un élu). Dans les quatre cas ce sont les citoyens de base qui déclencheraient le processus référendaire.

L’analyse détaillée de ces propositions relève du droit constitutionnel. Une quasi-évidence doit être rappelée ici : les grandes démocraties contemporaines ne peuvent être que représentatives. Pourquoi ? D’abord parce que la lourdeur du processus référendaire le cantonne à la rare exception. Ensuite parce que la complexité et la technicité du droit ne permettent pas l’accès de tous aux textes. Même un juriste doit être spécialisé. Si vous le pouvez, faites cette expérience : ouvrez le Code général des impôts au hasard et lisez. Vous avez 99% de chances de ne rien comprendre si vous n’êtes pas fiscaliste. Et il en va de même pour la plupart de branches du droit.

Quant au référendum révocatoire, il est actuellement interdit par notre Constitution. Il débouche sur le mandat impératif : un élu ne peut agir que dans un cadre étroit fixé par ses électeurs. Là encore, il faut rappeler une évidence. La démocratie ne peut vivre que par le dialogue permanent. Les désaccords doivent être surmontés par des compromis entre élus. Souplesse et adaptabilité aux réalités mouvantes des sociétés contemporaines sont fondamentales. L’élu doit se voir garantir une large marge de manœuvre. S’il a failli, c’est à l’issue de son mandat que les électeurs doivent le sanctionner.

 

Les revendications économiques

Les GJ demandent une augmentation de leur pouvoir d’achat. Pour l’obtenir, tout et son contraire peut être entendu, même de la part des leaders autoproclamés du mouvement : baisse de certains impôts, rétablissement de l’ISF, augmentation importante du SMIC, baisse des rémunérations des gouvernants et hauts-fonctionnaires, etc. L’envie, le ras-le bol fiscal, l’illusion économique se mêlent inextricablement.

Nos politiciens l’ont bien cherché en acceptant depuis de nombreuses décennies de répondre aux sollicitations multiples de la population. Par démagogie, ils ont laissé entendre qu’ils se chargeaient, non seulement d’assumer les fonctions régaliennes, mais aussi d’élever le niveau de vie et d’améliorer le mode de vie. Dont acte, répondent aujourd’hui les citoyens en colère.

Évidemment, le niveau de vie de la grande masse de la population ne dépend pas de l’État ou assez peu. Au-delà de la redistribution par la manipulation des prélèvements obligatoires et des dépenses publiques, les capacités étatiques sont bien minces. Et comme la France possède un État très interventionniste et très redistributeur, tout ou presque a déjà été fait.

Seule la croissance économique permet en réalité d’augmenter le pouvoir d’achat. Mais eu égard à la lourdeur des structures publiques, l’activité économique est peu dynamique en France. Le pouvoir est donc confronté à la quadrature du cercle.

 

Un mouvement populiste dans la rue, à défaut des urnes

En élisant Emmanuel Macron, les français ont échappé à la vague populiste qui s’est abattue sur le monde occidental : Brexit, élection de Trump, coalition Ligue-Mouvement 5 étoiles en Italie, etc. Il semble bien que ce populisme s’exprime aujourd’hui dans la rue. La haine affichée par certains, l’irrationalité des revendications, le ciblage des élites caractérisent bien le populisme.

Mais le mouvement est tellement protéiforme que la haine côtoie bien souvent l’espérance puérile. La demande confuse des GJ semble presque être le bonheur. La convivialité de la vie sur les ronds-points tranche avec l’isolement antérieur, selon de nombreux GJ interviewés.

Voilà un aspect du mouvement qui est à la fois émouvant et pathétique. La promesse du bonheur futur par l’action politique a toujours été le levier des révolutions et la voie royale du malheur des peuples. Le bonheur est une affaire purement personnelle. Sa politisation porte un nom : le totalitarisme. En 1819, Benjamin Constant rappelait déjà aux gouvernants de ne pas franchir cette limite : « Quelque touchant que soit un intérêt si tendre, prions l’autorité de rester dans ses limites. Qu’elle se borne à être juste, nous nous chargerons d’être heureux. »

 

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