Le déclin de l’État-nation, saison 1

17/07/2019

Patrick AULNAS

Le nationalisme a repris de la vigueur dans les pays occidentaux. Des dirigeants glorifiant l’Etat-nation accèdent au pouvoir (Trump aux États-Unis, Orban en Hongrie, Salvini en Italie) et les partis politiques ouvertement nationalistes ont le vent en poupe dans plusieurs pays (Rassemblement national en France, Alternative für Deutschland en Allemagne, Brexit Party de Nigel Farage au Royaume-Uni). L’État-nation, fragilisé par la mondialisation, retrouverait-il une nouvelle jeunesse ?

 

Le concept d’État-nation

Le concept d’État-nation se rattache aux ordres imaginaires créés par l’homme pour agencer le monde. Autrement dit, ce concept n’existe que dans l’esprit de ceux qui y croient. Nous appartenons sans aucun doute possible à un groupe qui s’appelle l’humanité car tous les Homo sapiens possèdent des caractéristiques biologiques communes. Sur notre petite planète, nous pouvons aussi nous rattacher à une zone géographique restreinte, par exemple le territoire français, parce que nous avons vécu l’essentiel de notre vie sur ce territoire. Mais aller au-delà relève d’une construction intellectuelle pure, c’est à dire de notre imagination. Trois éléments sont intellectuellement rapprochés pour élaborer le concept d’État-nation : l’histoire, la culture, la langue.

L’histoire commune d’un groupe d’hommes (par exemple les français) n’est qu’une reconstitution partielle et constamment remise en cause du passé. Rien n’est plus évolutif que l’histoire. L’image de leur passé que possédaient les rares hommes cultivés du 17e siècle n’a rien de commun avec celle qui nous est proposée aujourd’hui.

Attribuer une identité culturelle précise à un groupe (par exemple les français) est certes tentant. Mais chacun sait que cette identité subit des influences externes multiples et qu’elle varie considérablement selon l’histoire individuelle. Chaque homme possède une identité, mais aucun ne possède la même. Nous sommes tous uniques et irremplaçables.

Quant à la langue que nous parlons quotidiennement, elle n’est que le produit circonstanciel d’influences multiples. Mes arrière-grands-parents parlaient breton. Pour d’autres, ce sera le basque, le flamand, le catalan, le corse, l’italien, l’arabe, etc. Le français, imposé par l’État, ne devient que tout récemment la langue véhiculaire commune. Les langues vernaculaires étaient celles du quotidien dans toutes les campagnes jusqu’au 19e siècle.

 

L’État-nation est un ordre imaginaire

Ce rapide tour d’horizon permet de comprendre la fragilité du concept d’État-nation, souvent présenté comme la conjonction d’une langue, d’une culture et d’une histoire sur un territoire dirigé par une organisation politique qualifiée d’État. Dans nos démocraties, les politiciens qui prétendent nous diriger ont évidemment tout intérêt à instiller dans l’esprit de leurs électeurs des croyances diverses permettant de cimenter le groupe. Mais il ne s’agit que de constructions imaginaires utilisant une sélection d’éléments puisés dans le réel, de façon à produire un concept permettant de souder le groupe sur des valeurs communes et de pouvoir le manipuler politiquement.

Le concept d’État-nation présente donc une grande fragilité dans la mesure où il n’est qu’une croyance, une adhésion à une construction intellectuelle assez factice, au service du pouvoir. Yuval Noah Harari appelle ordre imaginaire ces constructions de l’intelligence humaine qui ne possèdent pas de réalité tangible mais reposent sur une adhésion à un ensemble de croyances collectives. Les religions sont aussi des ordres imaginaires. Les ordres imaginaires caractérisent notre espèce. Ils sont le produit de notre singularité : l’intelligence. Ils jouent un rôle fondamental dans notre histoire.

 

Peur de l’avenir et repli sur l’État-nation

Nous vivons le tout début d’une époque nouvelle de l’histoire de l’humanité caractérisée par la construction d’une intelligence collective à l’échelle planétaire. Notre patrimoine cognitif se globalise sous l’effet des capacités d’échange et de stockage de l’information. La numérisation de l’information, qui n’en est qu’à ses débuts, conduit à l’intelligence artificielle et probablement, à plus long terme, à un dépassement de l’espèce Homo sapiens.

Nous percevons surtout aujourd’hui les effets économiques et sociaux de ce phénomène, que nous qualifions de mondialisation. Par définition, cette globalisation de l’activité humaine à l’échelle planétaire remet en cause la structure politique traditionnelle fondée sur l’État-nation. La fragilisation du cadre politique ancien conduit évidemment les conservateurs à crier à la catastrophe : l’avenir est incertain et dangereux, conservons l’ancien État-nation, qui a fait ses preuves.

Il en résulte une exploitation politique de la peur de l’avenir et des propositions programmatiques des partis politiques axées sur le renforcement de la cohésion du groupe humain national : protectionnisme économique, valorisation de l’identité culturelle spécifique. La réalité historique émergente, qui repose sur l’utilisation de nouvelles connaissances scientifiques et techniques, chagrine beaucoup les nationalistes. Doit-on renoncer au confort d’un ordre imaginaire ancien, l’État-nation, apparu au cours des quatre ou cinq derniers siècles ? Nos conservateurs-nationalistes répondent fermement par la négative et défendent bec et ongles la nation en promettant sécurité et protection contre l’aventurisme mondialiste.

 

Les nationalistes résisteront mais perdront

Bien évidemment, cela n’aura aucun effet à long terme. On n’arrête pas durablement les développements de l’intelligence humaine en renforçant l’adhésion à un ordre imaginaire ancien. Si celui-ci s’effrite parce qu’un autre est en cours d’élaboration, tous les discours politiques et toutes les promesses démagogiques ne pourront rien pour maintenir une construction intellectuelle qui ne reçoit plus l’adhésion de tous.

Le modèle de l’État-nation va donc évoluer fortement puis être remplacé par un autre ordre imaginaire, dont nous ne savons encore rien. Nous ignorons également tout de la durée de cette transition, qui peut prendre des siècles. L’Union européenne en construction est sans doute le meilleur exemple de dépassement institutionnel de l’État-nation. Chacun peut observer que depuis le traité de Rome de 1957, il a fallu beaucoup de ténacité et de pragmatisme pour construire une entité politique sui generis. Le nationalisme ne se console pas de cette réussite : Trump veut la détruire et les brexiters britanniques veulent la quitter.

Ce ne sont là que les débuts des grands conflits qui ne manqueront pas de parsemer le déclin de l’État-nation.

 

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