Rapports de travail : de l’hétéronomie à l’autonomie

29/01/2018

Patrick AULNAS

Le renouveau du travail indépendant au 21e siècle nous questionne sur les rapports de travail et leur évolution à long terme. Au 20e siècle, les pays développés ont vu reculer rapidement le travail indépendant au profit du salariat. En France selon l’INSEE, le taux de salarisation de l’emploi était de de 56% au début 20e siècle, de 72% en 1962 et de 90% aujourd’hui. Le déclin des indépendants s’est poursuivi tout au long du siècle avec le recul massif de la paysannerie, du petit commerce et de l’artisanat.

Mais la tendance s’inverse lentement au 21e siècle. Le travail indépendant voit à nouveau ses effectifs augmenter. Cette évolution émergente correspond à la tendance historique longue : les rapports de travail ont toujours évolué de l’hétéronomie à l’autonomie.

 

Esclavage et servage pendant des millénaires

L’hétéronomie – la dépendance par rapport à autrui – a constitué longtemps le sort inéluctable de l’être humain : esclaves de l’Antiquité romaine, serfs du Moyen Âge, moujiks des grands domaines russes, esclaves noirs des plantations américaines. Esclavages et servage n’ont été vaincus que récemment. Dans les colonies françaises, l’esclavage subsiste au 19e siècle et son abolition, très progressive, se poursuivra jusqu’à 1905. En 1861, en Russie, la réforme agraire du Tsar Alexandre II supprime le servage. Aux États-Unis, c’est le 13e amendement à la Constitution, adopté sous l’impulsion d’Abraham Lincoln, mais après son assassinat en 1865, qui abolit l’esclavage.

 

Le salariat, conciliation du travail dépendant et de la liberté politique

Le salariat, qui remplace historiquement le servage, constitue également un rapport de domination consacré par la loi. Le rapport  salarial est défini par le code du travail français comme un lien de subordination. La différence fondamentale entre salariat et servage est évidemment le caractère contractuel du premier. Les esclaves et les serfs l’étaient statutairement, politiquement. Le salarié, citoyen libre, choisit de se placer sous l’autorité d’un employeur pendant une durée limitée et selon des modalités définies par le contrat. Ce compromis historique, permettant de concilier travail et liberté, aura demandé des millénaires. Le travail avait toujours été, avant le salariat, une fatalité à laquelle était condamnée une large partie des êtres humains, auxquels on déniait la dignité d’homme.

L’historien italien Aldo Schiavone analyse ainsi le passage de la mentalité gréco-latine dans l’Antiquité à la mentalité occidentale contemporaine :

 «  La construction de la modernité économique en Occident a eu comme élément porteur l'acquisition de traits mentaux et sociaux totalement étrangers aux milieux grecs et romains : une laborieuse et longue réappropriation civile et culturelle du travail et l'invention d'un lien jamais expérimenté jusqu'alors entre travail dépendant et liberté personnelle [...] Et ensuite, une reconquête de la dimension physique de la nature [...] comme condition d'une alliance entre intelligence et productivité, entre connaissances scientifiques, savoirs artisanaux et innovations technologiques. »[1]

 

Évolution technologique de la gestion du marché

D’une manière générale, le progrès politique et social peut être perçu comme un passage de l’hétéronomie et l’autonomie de l’individu ou encore comme un recul des rapports de domination juridique. Le salariat constitue à cet égard un compromis historique récent, apparaissant à partir du XIXe siècle. En conjuguant dépendance limitée contractuellement et liberté politique, il innove puissamment par rapport aux anciens rapports de travail. Mais le salariat lui-même commence à être concurrencé par des rapports de travail nouveaux liés au développement de l’informatique et à l’instantanéité de la communication.

Dans ce domaine, les spécialistes évoquent la plate-formisation du travail qui va de pair avec le recul su salariat. La rencontre de l’offre et de la demande de travail est gérée par des systèmes informatiques qui permettent à une multitude de vendeurs de travail de conclure des contrats avec une multitude d’acheteurs de travail.

Au-delà des secteurs les plus connus, comme le transport de personnes (par exemple uber.com), cette évolution du marché du travail concerne des activités de plus en plus nombreuses. Le micro-jobbing (par exemple frizbiz.com en France) rapproche demandeurs et offreurs de petits travaux domestiques ou de bricolage. Certaines plateformes informatiques regroupent des activités professionnelles hautement qualifiées (par exemple freelance.com en France) : ingénieur informatique, traducteur, rédacteur, webmaster, etc. Il ne fait aucun doute que cette évolution n’en est qu’à ses débuts.

 

La subordination numérique

Si ces nouveaux rapports de travail libèrent le travailleur de la subordination juridique, ils peuvent aussi faire naître une subordination économique ou informationnelle que l’on mesure encore mal. La subordination économique du petit franchisé par rapport au franchiseur ou celle du petit sous-traitant par rapport au donneur d’ordre est bien connue.

Mais les plateformes informatiques collaboratives peuvent aussi faire naître une subordination informationnelle ou numérique. Elles accumulent en effet de l’information sur les prestataires de travail et mettent en place une véritable traçabilité (avec historique, appréciations, profil, etc.). Toute la question est de savoir si l’autonomie juridique n’est pas remplacée par une hétéronomie numérique, l’individu atomisé ne pouvant qu’être dépendant de systèmes puissants et complexes de traitement de l’information. Il faudrait être bien naïf pour penser que cette évolution vers l’indépendance juridique ne présente que des avantages. En vérité, si elle semble inéluctable du fait des évolutions technologiques, un long chemin reste à parcourir sur le terrain du droit pour penser et mettre en œuvre les adaptations contractuelles garantissant une véritable indépendance.

 

Rigidification juridique et destruction créatrice

Le rapport de travail a évolué sur le long terme historique de l’hétéronomie à l’autonomie, c'est-à-dire vers la liberté : esclavage, servage, salariat. Nous sommes aujourd’hui au début d’une nouvelle étape qui mènera du salariat au travail indépendant. La complexification croissante du contrat de travail dans la seconde moitié du XXe siècle, qui a entraîné une rigidification des conditions d’emploi des salariés, a certainement contribué à affaiblir le salariat.

Mais c’est surtout la destruction créatrice qui est à l’œuvre. Le fonctionnement du marché est totalement bouleversé par la numérisation de l’information. L’instantanéité du rapprochement offre-demande n’avait jamais pu exister à un tel degré. Selon la formule bien connue, il est plus facile aujourd’hui de trouver des clients que de trouver un patron. Mais il n’est pas encore certain que l’autonomie de l’individu y gagne.

 

[1] Aldo Schiavone, L'Histoire brisée : la Rome antique et l'occident moderne, éditions Belin, page 269.

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