Le pays légal s’est coupé du pays réel

12/12/2018

Patrick AULNAS

« Le pays légal doit rencontrer le pays réel ». Voilà ce qu’affirmait Benjamin Griveaux sur France-Inter, il y quelques semaines, reprenant ainsi le vocabulaire de Charles Maurras (1968-1952). La distinction de Maurras est sans doute celle qui reflète le mieux la rencontre fortement conflictuelle qui vient d’avoir lieu entre gilets jaunes et pouvoir exécutif. D’autres concepts pertinents ont été utilisés pour rendre compte de cette révolte populaire : la France périphérique et la France des métropoles (Christophe Guilluy), les Somewhere et les Anywhere (David Godhart). Mais lorsque ces deux France se trouvaient face à face sur un plateau de télévision, c’est bien la distinction maurrassienne qui sautait aux yeux.

 

Le dialogue de sourds entre le pays légal et le pays réel

Voici un exemple, parmi beaucoup d’autres, provenant des débats de la chaîne d’information en continu LCI. Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’économie et des Finances, se trouvait confrontée à un gilet jaune d’une parfaite civilité et disposant d’une agilité verbale assez surprenante. Le personnage possédait un certain charisme se traduisant par une forte présence médiatique. Il était de bonne foi. Mais il ne percevait absolument pas que ses revendications concrètes se heurtaient à des difficultés juridico-économiques insurmontables. La représentante du gouvernement ne pouvait évidemment pas jouer au professeur. Aussi les affirmations péremptoires du gilet jaune rencontraient-elles le regard impassible d’Agnès Pannier-Rumacher, quelque peu surprise semble-t-il que tant d’aplomb puisse se conjuguer avec tant de naïveté.

Le gilet jaune demandait par exemple des prêts à la consommation à taux zéro, prétextant que l’argent des banques, « c’est le nôtre ». La secrétaire d’État ébaucha en deux secondes une approche pédagogique, avant d’y renoncer immédiatement, à juste titre : le taux zéro suppose une prise en charge des intérêts par la puissance publique, d’une manière ou d’une autre. Le représentant du pays réel n’ayant aucune conscience des mécanismes macro-économiques de crédit et le pays légal n’ayant pas pour fonction de faire de la pédagogie, l’incompréhension était totale.

Cet exemple reflète toute la distance entre les deux mondes et la difficulté de les faire communiquer. La confrontation directe entre l’élite du pays légal et la base du pays réel conduit à un dialogue de sourds. Les représentants des gilets jaunes ne disposant pas, comme les négociateurs des syndicats par exemple, de la formation préalable nécessaire, ils ne possèdent pas les connaissances de base qui permettraient de discuter fructueusement et d’élaborer un compromis. Pour les chaînes de télévision, placer face à face un parlementaire ou un membre du gouvernement et des représentants autoproclamés du peuple en révolte constitue seulement un spectacle, une sorte de tragédie de l’incommunicabilité.

 

Les indispensables corps intermédiaires

La solution du problème est pourtant connue depuis des lustres : les corps intermédiaires. Il appartient aux corps intermédiaires d’assumer cette fonction d’interface entre la population et le sommet de l’État. Leur rôle a été mésestimé en ce début de quinquennat. La représentation parlementaire LREM, si elle est incontestablement de qualité, n’a pas d’implantation locale solide. Par ailleurs, le groupe LREM ne possède pratiquement pas d’élus locaux (maires, conseillers municipaux, départementaux, régionaux). Les relais associatifs ou syndicaux dont disposent les partis d’implantation ancienne sont absents de l’univers LREM.

Emmanuel Macron et son gouvernement se retrouvent donc à peu près seuls face à la colère du peuple et cela n’est pas sain pour le fonctionnement de la démocratie.

Il s’agit d’une erreur stratégique initiale du Président. L’analyse présidentielle a été la suivante : les réformes, qui ont toujours été reportées par ses prédécesseurs, nécessitent des initiatives gouvernementales fortes et rapides ne pouvant se satisfaire de longues et laborieuses concertations. L’idée d’utiliser exclusivement le top-down et de se passer totalement du bottom-up pour mettre en œuvre rapidement les réformes nécessaires semblait initialement intéressante. Mais voilà : cela ne fonctionne pas et la preuve vient d’en être apportée.

Jupiter devra donc désormais convoquer régulièrement le ban et l’arrière-ban de la République pour tenir compte en permanence du bruit de fond venant de la France profonde.

 

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