Benjamin Constant répond aux lecteurs d’aujourd’hui

01/09/2018

Patrick AULNAS

Le salaire minimum ou Smic, la surrèglementation, le rôle de l’État, voilà des sujets que nous pensons très actuels. Pourtant, ils étaient déjà traités il y a deux siècles par un écrivain et penseur politique libéral trop méconnu : Benjamin Constant (1767-1830). Dès le tout début du 19e siècle, il évoque ces questions, toujours actuelles, avec un remarquable talent.

 

Le salaire minimum et la concurrence

Vous vous étonnez sans doute parfois que puissent coexister un salaire minimum applicable à tous (le SMIC) et une multitude de formules tentant d’abaisser le coût du travail pour l’employeur ou d’augmenter artificiellement le salaire net de l’employé : diminution ou exonération de charges sur les salaires, exonération d’impôt sur le revenu pour les heures supplémentaires, etc. L’extrême complexité de la réglementation qui en résulte conduit certaines entreprises à la contourner et à utiliser des salariés « au noir ». Une telle activité est qualifiée par la loi de travail non déclaré ou de travail illégal. Il faut donc punir sévèrement tous ceux, employeurs ou salariés, qui ont l’audace de travailler sans le dire.

Dès le début du 19e siècle, Benjamin Constant s’étonnait déjà de ces paradoxes de la vie en société.

La fixation du prix de journée, si funeste à l’individu, ne tourne point à l’avantage du public. Entre le public et l’ouvrier s’élève une classe impitoyable, celle des maîtres. Elle paye moins et demande le plus possible et profite ainsi seule tout à la fois et des besoins de la classe laborieuse et des besoins de la classe aisée. Étrange complication des institutions sociales ! Il existe une cause éternelle d’équilibre entre le prix et la valeur du travail, une cause qui agit sans contrainte, de manière à ce que tous les calculs soient raisonnables et tous les intérêts contents. Cette cause est la concurrence. Mais on la repousse. On met obstacle à la concurrence par des règlements injustes et l’on veut ensuite rétablir l’équilibre par d’autres règlements non moins injustes, qu’il faut maintenir par les châtiments et par la rigueur.

Les gouvernements ressemblent dans presque tout ce qu’ils font aux médecins de Molière. Lorsqu’on leur parle de ce qui a été établi, organisé par la nature, ils répondent sans cesse : nous avons changé tout cela. (1)

 

La loi et le règlement, solution de tous nos maux et chemin du despotisme

Nul doute que l’inflation législative et réglementaire aboutissant à encadrer la moindre de vos actions ne vous semble pesante. Vous rêvez d’un monde où l’entrepreneur ne serait pas traité comme un suspect et il vous semble étrange que ce goût de la liberté ne soit pas universellement partagé. Pourquoi tant d’études, d’essais, de traités sont-ils consacrés à la meilleure manière d’encadrer minutieusement le travail, les entreprises, la culture, le commerce et toute forme d’activité sociale ? Il vous paraît évident qu’en tissant une toile aussi dense de règles de toute sorte, on risque d’annihiler la liberté.

L’ami de Madame de Staël répondait déjà aux savants auteurs de traités de son époque.

Mais suivez maintenant Mably dans ses théories. […] La loi doit régler nos moindres mouvements, présider à la diffusion des lumières, au développement de l’industrie, au perfectionnement des arts, conduire comme par la main la foule aveugle qu’il faut instruire et la foule corrompue qu’il faut corriger. 

Qui ne croirait en lisant tout ce que la loi doit faire, qu’elle descend du ciel, pure et infaillible, sans avoir besoin de recourir à des intermédiaires, dont les erreurs la faussent, dont les calculs personnels la défigurent, dont les vices la souillent et la pervertissent.

[…]

Prétendre, comme Mably, Filangieri et tant d’autres, étendre sur tous les objets la compétence de la loi, c’est organiser la tyrannie, et revenir après beaucoup de déclamations oiseuses, à l’état d’esclavage dont on espérait se délivrer ; c’est soumettre de nouveau les hommes à une force illimitée, également dangereuse, soit qu’on l’appelle de son vrai nom, qui est despotisme, soit qu’on la pare d’une appellation plus douce, celle de législation. (2)

 

La liberté politique

Enfin, vous doutez fortement que le rôle de l’État soit de vous rendre heureux. Ceux qui dessinent pour vous un avenir radieux en vous indiquant scrupuleusement les moyens d’y parvenir, sans jamais dévier, ne vous inspirent pas confiance. Vous soupçonnez la manipulation chez les politiques qui vous promettent d’améliorer votre cadre de vie, la qualité de votre vie, d’augmenter votre niveau de vie. Vous vous dites qu’ils cherchent à accumuler du pouvoir par de belles promesses.

Benjamin Constant avait déjà compris ce danger il y a deux siècles.

Le danger de la liberté moderne, c’est qu’absorbé dans la jouissance de notre indépendance privée, et dans la poursuite de nos intérêts particuliers, nous ne renoncions trop facilement à notre droit de partage dans le pouvoir politique.

Les dépositaires de l’autorité ne manquent pas de nous y exhorter. Ils sont si disposés à nous épargner toute espèce de peine, exceptée celle d’obéir et de payer ! Ils nous diront : «  Quel est au fond le but de tous vos efforts, le but de tous vos travaux, l’objet de vos espérances ? N’est-ce pas le bonheur ? Eh bien, ce bonheur, laissez-nous faire, et nous vous le donnerons. » Non Messieurs, ne laissons pas faire ; Quelque touchant que soit un intérêt si tendre, prions l’autorité de rester dans ses limites. Qu’elle se borne à être juste, nous nous chargerons d’être heureux. (3)

 

NB : Les textes de Benjamin Constant sont extraits de l’ouvrage d’Alain Laurent et Vincent Valentin, Les penseurs libéraux, éditions Les Belles Lettres, 2012.

Penseurs liberaux

 

 

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(1) Principes de politique, 1806-1810

(2) Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, 1822-1824

(3) De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes. Conférence donnée à l’Athénée en 1819

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