Impôts : l’avènement de la dérive totalitaire

12/12/2017

Patrick AULNAS

Nous avons quitté la démocratie depuis de nombreuses décennies dans le domaine fiscal et social. Il s’agit désormais pour le pouvoir politique de contrôler l’ensemble des données financières micro-économiques. Les progrès fulgurants de l’informatique permettent de mettre en œuvre ce projet qui n’en est pas un. Le pouvoir étant toujours à la recherche de sa propre puissance, les moyens dont il dispose déterminent les fins qu’il poursuit. La marche vers le totalitarisme fiscal est donc très rapide et se mesure à l’aune des capacités de traitement de l’information.

 

L’approche libérale de la fiscalité

Si la démocratie consiste à laisser aux individus le maximum de liberté compatible avec le maintien d’une structure sociale, la fiscalité devrait adopter un profil aussi discret que possible. Ce fut le cas approximativement jusqu’au milieu du XXe siècle. L’ambition des gouvernants consistait à obtenir l’argent nécessaire pour financer le fonctionnement des services publics.

Le monopole de la violence légitime permettait de définir ce qui serait imposable ou pas. Quelques exemples assez cocasses permettront de comprendre que le plus grand pragmatisme présidait au choix de la matière imposable. La gabelle, impôt sur le sel, fut en vigueur du Moyen Âge à la fin du XVIIIe siècle parce que le sel était nécessaire pour la conservation des aliments. L’impôt sur les portes et fenêtres perdura de 1798 à 1926. Il était fonction du nombre et de la taille des ouvertures donnant sur la voie publique. Le contrôle était purement visuel. Les grandes demeures payaient donc plus que les maisons modestes. Il n’était pas question de tout savoir des patrimoines et des revenus. L’idée n’existait même pas, les moyens non plus.

D’une manière générale, la justice fiscale était associée à la notion de proportionnalité. L’accent était donc mis sur la fiscalité indirecte, qui grève le prix de certains biens (boissons, sel, droits de timbre, etc.). Plus la consommation est importante et plus l’impôt est élevé. L’idée de justice était conçue sans y introduire la rigoureuse arithmétique actuelle. Si les riches payaient en moyenne proportionnellement plus que les pauvres, ce qui était le cas, le système était considéré comme équitable.

Le pouvoir politique avait pour seule ambition d’assurer le financement de l’État (justice, police, armée, diplomatie, etc.) selon les capacités contributives de chacun. Sur le plan idéologique, c’est la logique libérale qui dominait. L’impôt n’était que la contrepartie nécessaire des prestations de services fournies par l’État (sécurité intérieure et extérieure, voies publiques, etc.).

 

L’approche socialiste de la fiscalité

La dérive commence lorsque Joseph Caillaux, Ministre des finances, fait voter l’impôt progressif sur le revenu en 1914. L’évolution vers la spoliation est extrêmement rapide. Le taux marginal supérieur passe progressivement de 2% en 1915 à 72% en 1924. Le barème progressif constituera par la suite un sujet de discorde entre droite et gauche. La droite veut réduire le nombre de tranches et le taux marginal supérieur, la gauche veut les augmenter.

L’imposition générale de la totalité du revenu et le principe de progressivité vont conduire à modifier radicalement les objectifs du pouvoir politique. Peu à peu, se met en place une ambition redistributive qui n’était absolument pas celle de Joseph Caillaux au début du XXe siècle. Les socialistes ont su remarquablement utiliser l’outil fiscal pour imposer leur idéologie.

Au terme de cette évolution, au début du XXIe siècle, un consensus droite-gauche existe pour considérer que le rôle de l’État ne se limite pas à financer les services publics, quel que soit leur périmètre. Il a pour fonction de remodeler la répartition des revenus et des patrimoines en prélevant les montants jugés nécessaires sur les propriétés individuelles. La violence étatique reste légitime si elle cherche à modifier le fonctionnement de l’économie, ce qui n’était pas le cas auparavant. Le rôle du pouvoir politique est désormais de configurer la société globale selon ses propres critères. Il n’y a aucune limite théorique aux prélèvements obligatoires qui frôlent les 50% du PIB dans certains pays (France, Danemark).

 

Comment s’est effectué le passage du libéralisme au socialisme ?

L’ambition socialiste, qui consiste à octroyer au pouvoir politique le maximum de prérogatives économiques, a donc été admise de façon latente par l’ensemble des sensibilités politiques représentées dans les Parlements et par l’écrasante majorité du corps social.

L’instrument du glissement idéologique général a été l’augmentation des prélèvements obligatoires après la seconde guerre mondiale. Ils étaient partout inférieurs à 20% en 1930 et deviennent supérieurs à 40% dans la plupart des pays développés en 2010. L’État-providence était installé.

Cette augmentation phénoménale a été rendue possible par une croissance économique exceptionnelle de 1945 à 1974 (Trente Glorieuses). Il était possible de puiser chaque année dans la richesse supplémentaire créée par l’économie de façon relativement indolore. Avec 5% de croissance annuelle, un PIB de 2000 milliards d’€ génère une richesse supplémentaire de 100 milliards la première année, puis ce chiffre augmente rapidement selon le principe des intérêts composés.

Cette fabuleuse richesse créée par le capitalisme a permis de financer des prestations sociales multiples (santé, maternité, retraite, chômage, famille, etc.) et d’augmenter le nombre de fonctionnaires dans des proportions jamais atteintes auparavant. Les cotisations sociales obligatoires s’ajoutant à des impôts en augmentation rapide ont ainsi formé une masse financière énorme (1000 milliards environ en France) gérée par les politiciens assistés d’une puissante technocratie publique.

La diabolique habileté politique qui a présidé à toute cette évolution ne relève pas d’une stratégie préétablie mais d’un opportunisme tenace. A posteriori, il est clair que la croissance générée par le capitalisme a été utilisée pour renforcer le pouvoir politique tout en offrant de multiples avantages sociaux distribués par des monopoles publics sous contrôle étatique. Les avantages obtenus par la population permettaient ainsi de justifier la croissance du pouvoir politique.

 

L’inéluctable dérive totalitaire

L’approche libérale – payer des impôts en contrepartie des services publics rendus – est désormais obsolète, du moins en pratique. La problématique socialiste – configurer la société globale selon des critères idéologiques – lui a été substituée. La preuve la plus paradoxale de cette substitution provient d’ailleurs des revendications actuelles des partis de gauche et même bien souvent – horresco referens – de ceux de droite. Alors que les politiciens n’ont jamais disposé de masses financières aussi énormes, ils ne cessent d’évoquer l’appauvrissement des collectivités publiques.

On comprend assez facilement de quoi il s’agit. La population étant désormais conditionnée par des décennies de dérive socialisante, elle en appelle spontanément aux responsables politiques pour résoudre le moindre problème. Il n’est plus question dans les esprits du début du XXIe siècle de se prendre en charge, mais d’être pris en charge par le Big Brother étatique. L’homme politique de base (député, sénateur, maire, conseiller municipal, etc.) est constamment sollicité par mille demandes d’intervention qui nécessitent toujours plus d’argent. Les collectivités publiques sont plus riches que jamais mais beaucoup trop pauvres par rapport aux aspirations de nombreux citoyens.

Cette mentalité d’assisté est entretenue à dessein – ou parfois contre leur gré – par les politiciens. Élargir le champ de leurs interventions leur permet d’accumuler pouvoir et reconnaissance. Qui se hasarderait à évoquer les limites du rôle de l’État serait immédiatement classé parmi les politiciens incapables de répondre aux aspirations des électeurs. Une carrière politique suppose évidemment le contraire.

La dérive totalitaire est donc en cours. La démocratie totalitaire, nouveau régime politique, se met en place. Revenus, bénéfices, patrimoines, effectifs des entreprises, identité des salariés, etc. sont connus des administrations spécialisées. Une majorité de citoyens pense même que la justice consiste à affiner encore cette transparence. Rien ne doit rester dans l’ombre. Qui n’a rien à se reprocher n’a rien à cacher. Voilà la définition même d’une morale totalitaire.

Les citoyens eux-mêmes alimentent les bases de données publiques qui permettent de les soumettre à la servitude fiscale et sociale. Les obligations déclaratives s’imposant aux personnes physiques et morales deviennent pléthoriques. Des milliers de CERFA[1] doivent être remplis. Ils sont adaptés à chaque situation particulière et désormais informatisés.

L’homme du XXIe siècle effectue lui-même, sur son propre ordinateur, le travail de mise à jour des bases de données qui permettront son contrôle. Il tend à son bourreau la corde pour le pendre.

 


 

[1] CERFA : formulaire administratif officiel dont l’acronyme provient du Centre d’enregistrement et de révision des formulaires administratifs.

Ajouter un commentaire