Qu’est-ce que la démocratie ?

11/05/2016

Patrick AULNAS

 

La démocratie est-elle « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple », selon la formule d’Abraham Lincoln, ou une forme de société laissant une large place à la liberté individuelle ? Voilà bien le problème politique majeur auquel nous sommes confrontés. La démocratie, définie comme forme de gouvernement, montre aujourd’hui ses limites. La question fondamentale est donc : faut-il limiter le pouvoir des gouvernements sur la société et sur l’individu ? Le gouvernement du peuple par le peuple peut-il insidieusement se transformer en une dictature de la majorité que ne dit pas son nom ? L’expression dictature de la majorité a-t-elle un sens ?

 

La démocratie comme forme de gouvernement

Dans le monde occidental règnent des gouvernements démocratiques, élus par des citoyens pouvant s’exprimer en toute liberté, créer une association ou un parti politique, manifester publiquement. Les libertés publiques sont garanties par la constitution et un pouvoir judiciaire permet de les faire respecter. Personne ne peut contester le caractère démocratique d’un tel régime politique. Nous bénéficions d’un ensemble de libertés politiques que jamais société n’a accordé à ses membres avant le 20e siècle. La démocratie athénienne, souvent prise en exemple, ne concernait qu’un nombre réduit de citoyens. Les femmes, les esclaves, les métèques (approximativement les immigrants) n’avaient pas de droits politiques.

Notre régime politique n’est donc pas en cause et il serait vain de chercher à l’améliorer par des subterfuges procéduraux. La démocratie participative n’améliorerait qu’à la marge l’existant car la plupart des citoyens ne souhaitent pas s’impliquer dans des instances décisionnelles ou consultatives. La démocratie représentative est donc probablement la forme de gouvernement conciliant le mieux les contraintes du réel et les libertés politiques.

 

Avec l’hyper-règlementation, la liberté devient l’exception

Mais il ne suffit pas d’un gouvernement démocratique pour être libre. C’est ce que nous apprend l’évolution contemporaine des sociétés développées. Chacun peut constater aujourd’hui l’abus de réglementation qui caractérise nos sociétés démocratiques. Nos élus se vantent fréquemment d’avoir, pendant leur mandat, accompli un travail considérable de réforme. Les socialistes, au pouvoir depuis 2012, n’échappent pas à la règle. Soumis à des critiques venant de leurs propres rangs tout autant que de l’opposition, ils ont récemment lancé un mouvement intitulé Eh oh la gauche, dont les animateurs ne cessent de louer l’action accomplie. De nombreuses lois ont été votées, les réformes profondes qui avaient été promises ont été réalisées dans une large mesure. Soit. Tout gouvernement adopte cette posture lorsque l’échéance électorale approche.

La démocratie semble consister, pour nos dirigeants, à élaborer de nouvelles lois et la kyrielle de textes d’application. Ces lois peuvent en modifier une précédente ou venir se superposer à un cadre législatif déjà surabondant. Les strates s’ajoutant aux strates, seuls les spécialistes d’un sujet sont à même de démêler l’écheveau normatif. Mais les « réformes » étant demandées par les corps intermédiaires, elles constituent un élément important de la conquête du pouvoir. Au-delà des partis politiques, il faut se ménager des soutiens associatifs, syndicaux, culturels, religieux, communautaires pour disposer d’une base électorale suffisante.

Tout ce travail normatif aboutit cependant à placer la société dans un filet réglementaire aux mailles de plus en plus fines. Notre liberté de désigner et de contrôler nos dirigeants ne les empêche pas de nous enfermer dans un cadre législatif et réglementaire très contraignant. On sait qu’en démocratie tout ce qui n’est pas interdit est autorisé. Mais lorsque des centaines de milliers de pages de lois, décrets, arrêtés viennent définir le cadre et les limites de toute action, ce principe tend à s’inverser. Presque tout est réglementé et la liberté devient l’exception.

 

Interventionnisme autoritaire et croissance de l’État

Deux facteurs principaux ont conduit à cette situation depuis un siècle : l’interventionnisme public et la technicisation du droit. L’élargissement du rôle de l’État depuis la fin du 19e siècle avait pour objectif affiché la démocratisation de nos sociétés. Il paraît difficile de contester que cet objectif ait été atteint dans certains domaines (soins de santé généralisés, retraites, etc.) mais avec pour contrepartie la disparition de la liberté individuelle. Ainsi, en France, chaque individu est soumis à un régime légal obligatoire d’assurance-maladie (régime général, régime des fonctionnaires, etc.) et aucun choix individuel n’est possible. La liberté ne réapparaît que pour se procurer une protection complémentaire auprès de mutuelles ou se sociétés d’assurance. Des centaines d’exemples de ce type pourraient être cités. Le choix collectif s’est porté vers la restriction de la liberté individuelle afin d’instaurer des structures globales de solidarité. Mais un tel choix consacre et renforce la puissance de l’État.

 

Technicisation du droit

Le second facteur historique de recul de la liberté est la complexification et la technicisation du droit. Les règles du jeu social sont devenues une affaire de spécialistes pointus : droit fiscal, droit de l’urbanisme droit de la construction, droit de la consommation, droit de la concurrence constituent des corpus juridiques très techniques. Et la liste est loin d’être exhaustive. Peut-on encore parler de démocratie lorsque les citoyens ne sont plus à même de comprendre les règles qu’ils doivent respecter ? Les responsables politiques eux-mêmes sont parfois très démunis et d’une extrême naïveté. L’exemple des emprunts indexés de certaines communes montre une candeur surprenante de la part de certaines équipes municipales qui ont fait confiance au commercial chargé de placer ces emprunts. Eu égard à la technicité des clauses d’indexation, le commercial lui-même n’en avait qu’une compréhension approximative et ne pouvait sans doute pas conseiller correctement les emprunteurs. Seuls les spécialistes bancaires du sujet maîtrisent vraiment la question, mais ils ne sont pas chargés des contacts avec les clients. Naïveté (non coupable) des élus, structure organisationnelle inadaptée à l’information objective, pression politique pour se procurer des ressources afin de financer des dépenses publiques sans cesse croissantes, tout cela conduit à une complexité non maîtrisable et à un déni de démocratie véritable.

 

L’écologisme politique

L’écologisme politique constitue un facteur nouveau de réglementation et de technicisation du droit. La sensibilité écologiste étant parvenue à s’immiscer dans les esprits de tous par une propagande fondée sur la peur (nucléaire, évolution climatique) et le mythe du paradis perdu (la nature est pure et accueillante, retournons-y), tous les partis peuvent désormais prendre prétexte de l’imminence du danger pour réglementer, taxer, imposer. La législation et les prélèvements obligatoires, peints en vert, vont nécessairement dans le bon sens ! Ils ajoutent cependant une énième couche de contraintes publiques à toutes les précédentes. N’en doutez pas, toute production sera bientôt soumise à des normes idéologiques écologistes. L’écologie politique représente une opportunité inespérée pour les hommes de pouvoir après la disparition des idéologies nées au 19e siècle. Sans nier la problématique nouvelle née de notre puissance technologique, la conciliation de l’économie et de l’écologie, force est de constater que les hommes de l’État usent et abusent du sujet pour accroître leur pouvoir.

 

Le pouvoir cherche toujours à croître

Il faut donc répondre positivement à la question posée en introduction : le concept de dictature de la majorité est aujourd’hui une réalité. Notre démocratie consiste à élire librement des représentants dont l’action réduit notre liberté par d’innombrables normes juridiques et des prélèvements sur notre richesse de plus en plus importants. Ce paradoxe saisissant avait été étudié par Bertrand de Jouvenel sous l’angle historique dans Du pouvoir : Histoire naturelle de sa croissance (1945). Selon Jouvenel, quel que soit le régime politique, le pouvoir politique est toujours à la recherche de sa propre croissance. Le pouvoir recherche encore plus de pouvoir et ce phénomène n’est pas circonscrit aux régimes autoritaires.

La démocratie représentative ne serait-elle qu’un artifice permettant de masquer le caractère oligarchique du pouvoir ? Dans tous les États démocratiques, quelques centaines de personnes prennent les décisions les plus importantes, celles qui configurent la société et engagent l’avenir. Elles sont presque toujours élues mais le pouvoir dont elles disposent est exorbitant eu égard à la puissance actuelle des grands États.

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