France : La gauche, la droite et l’économie

19/11/2015

Patrick AULNAS

En quoi consiste aujourd’hui la distinction gauche-droite sur le plan économique ? La situation actuelle se caractérisant par la mort des idéologies et une croissance faible ou nulle, des évolutions majeures se sont produites depuis l’époque bénie des trente glorieuses (1944-1974). La gauche et la droite du début du 21e siècle n’ont plus grand-chose en commun avec celles qui régnaient sous la présidence du général de Gaulle (1958-1969). En simplifiant à outrance, et pour faire court, on pourrait dire que la gauche s’est droitisée et que la droite s’est gauchisée.

 

L’ancienne gauche révolutionnaire et l’ancienne droite conservatrice

Les partis de gauche se voulaient plus ou moins révolutionnaires dans les trois premiers quarts du 20e siècle. Le mot révolutionnaire avait un sens très simple : les concepts de base du fonctionnement de l’économie devaient être abandonnés. L’économie de marché devait céder le pas à une planification étatique et la propriété privée des moyens de production être remplacée par leur appropriation collective. En pratique, l’État en serait propriétaire, qu’il s’agisse des terres agricoles, des moyens de production industriels ou des banques. Un petit artisanat ou une petite agriculture de subsistance pourraient éventuellement être acceptés.

Bien entendu, pour parvenir à cette société du tout-État, différents moyens étaient envisageables : la violence pour les partis communistes, la conquête du pouvoir par l’élection pour les partis socialistes. Mais la société égalitaire sous la férule de l’État constituait l’objectif à court terme de toute la gauche. A très long terme, l’éden de la société sans classes serait atteint, c’est-à-dire un paradis d’où les conflits sociaux auraient disparu…

La droite était alors qualifiée de conservatrice parce qu’elle n’entendait pas laisser l’État accaparer tout le pouvoir économique. Elle défendait donc la propriété privée et la liberté d’entreprendre. Ces positions paraissaient plus conservatrices qu’aujourd’hui car la gauche régnait presque sans partage sur l’intelligentsia de l’époque. Il était entendu que le progrès ne pouvait passer que par un rôle croissant de l’État.

 

Un consensus caché

L’opposition droite-gauche était cependant plus théorique que réelle. Quelles que soient les promesses futures de paradis terrestre, il faut bien vivre en société et donc transiger avec les réalités présentes. Le compromis fut simple à trouver car la croissance économique était forte. Avec 5% de croissance par an (et parfois plus : 8% en 1960), il était possible de redistribuer une partie de la richesse annuelle supplémentaire par le biais d’organismes publics divers (santé, chômage, retraite en particulier). Le leader du syndicat Force Ouvrière de l’époque, André Bergeron, avait l’habitude de dire qu’il y a avait « du grain à moudre ». La meule était actionnée conjointement par le patronat et les syndicats sur fond de revendications aboutissant à des compromis gagnant-gagnant. Facile ! Aujourd’hui 5% de croissance représenterait 100 milliards de richesse supplémentaire en un an. Imaginez ce que l’on pourrait faire avec 100 milliards… Gauche et droite se battaient donc sur des principes pour alimenter le débat politique mais elles vivaient fort bien de la réussite économique de l’horrible capitalisme. La construction conjointe de l’État-providence représente le Grand Œuvre de cette collaboration qui ne disait pas son nom.

 

La nouvelle gauche conservatrice

Hélas, tout a changé lorsque la domination économique mondiale des pays occidentaux s’est achevée. Nous sommes passés de la domination à la compétition à l’échelle internationale. La croissance doit donc se gagner par l’efficacité productive et l’innovation permanente. Bref, il n’est plus possible de vivre sur ses lauriers. La gauche ne semble pas l’avoir vraiment compris. N’exagérons pas : les leaders les plus importants ont tout compris, mais comment le dire ? Comment dire à ses électeurs que la redistribution avec une croissance nulle est presque impossible et de toute façon conflictuelle ? Aussi, la gauche a-t-elle beaucoup tardé et paraît aujourd’hui porteuse d’un modèle conservateur. Que veut-elle conserver ? La même promesse qu’auparavant : une autre société. Mais à l’exception de quelques militants, personne n’y croit plus pour une raison toute simple : le discours n’est plus en harmonie avec la réalité. Avec une croissance nulle, il faut assommer d’impôts la classe moyenne pour tenter de redistribuer un peu vers les plus précarisés. Le surplus annuel de richesses n’existant plus, il faut déshabiller Pierre pour habiller Paul. On ne fait pas croire à un monde meilleur en pratiquant une telle politique.

Le discours d’une partie de la gauche (syndicats type CGT, gauche du PS, parti de gauche et parti communiste) est donc le même que celui qu’elle tenait il y a un demi-siècle : prendre aux riches pour donner aux pauvres, lutter contre le libéralisme représenté aujourd’hui par les grands groupes multinationaux et l’Union européenne. Son conservatisme se situe dans cette obstination stérile : le monde a beaucoup évolué alors que la gauche reste crispée sur des velléités d’une autre époque. Un léger glissement de vocabulaire s’est cependant produit pour éviter le dogmatisme marxisant : la lutte des classes (prolétaire contre bourgeoisie) a été remplacée par l’opposition riches-pauvres, le capitalisme a laissé place au libéralisme. Ce petit rafraichissement de façade laisse intacts les concepts sous-jacents. Mais il ne fait guère illusion auprès des électeurs puisque la croissance économique n’est plus là (malgré les pitoyables incantations de Hollande : « elle est là, elle est là »). Le vide intellectuel de la gauche depuis plusieurs décennies explique ses difficultés actuelles. La forte pensée de Marx, correspondant à une analyse parmi d’autres de l’état de la société à la fin du 19e siècle, n’a pas été remplacée. Petite incidente : la pensée libérale, axée sur le primat de la liberté, ne prétendant pas être une weltanschauung, reste, elle, d’une totale actualité.

Quant à la mutation dite sociale-libérale, elle se fait dans la douleur et décourage les militants. Le projet étatiste rigide de la gauche (nationalisations, planification économique) ayant été abandonné, une petite pincée de libéralisme ne représente pas un espoir pour ceux qui croient encore aux vertus cardinales de l’interventionnisme tous azimuts. On serait effectivement désemparé à moins : toute l’articulation traditionnelle de la pensée de gauche sombre lorsque ses dirigeants exerçant le pouvoir conviennent que, finalement, le marché est irremplaçable.

 

La nouvelle droite réformiste

Le changement en matière économique et sociale est devenu de droite. Qu’est-ce que le changement pour la droite de gouvernement ? Ce sont les fameuses réformes de structure toujours promises et toujours reportées. Élections obligent. Il faudrait beaucoup réformer pour dynamiser un pays qui a refusé trop longtemps de s’adapter au monde tel qu’il est, prétendant détenir envers et contre tous le secret de la société la plus juste et la plus efficace. Réformer d’abord les administrations locales devenues un empilement de structures coûteuses et inefficaces. L’obstacle principal est la résistance des élus locaux qui forment le gros des troupes des partis politiques. Réformer le régime général de sécurité sociale (retraite, maladie, maternité, décès), monopolistique et toujours en déficit. La croissance des dépenses de santé, très supérieure à celle du PIB, ne pourra plus se poursuivre longtemps au même rythme : tout au plus quelques décennies. Les multiples régimes de retraite, héritage historique, ne sont plus adaptés à l’évolution démographique. Quelques reformes paramétriques ont été adoptées mais la réforme de structure se fait attendre. Réformer l’Éducation nationale, monstre de centralisation employant plus d’un million de personnes, devient un impératif majeur, mais le risque politique est grand. Le contrat de travail à durée indéterminé a évolué juridiquement vers un quasi-fonctionnariat, négligeant le principe fondamental de l’entreprise privée : elle naît, vit plus ou moins longtemps et meurt selon sa capacité d’adaptation. Mais là encore, la matière est explosive politiquement.

La droite promet donc beaucoup dans ses programmes et encore plus sous forme de slogans médiatisés, mais elle réalise peu. Il faut reconnaître qu’elle a eu le courage de faire évoluer un tant soit peu le système de retraite alors que la gauche s’y opposait par démagogie. La promesse de changements structurels est bien aujourd’hui du côté de la droite même si elle reste timorée en pratique. La résistance au changement économique et social se situe du côté de la gauche.

 

Le nouveau consensus caché

Tous les leaders politiques nationaux ont évidemment parfaitement compris que le pays doit s’adapter à la globalisation économique. Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne prétendait il y a quelques années que « nous savons tous ce qu’il convient de faire mais nous ne savons pas comment ». Voilà un excellent résumé de la problématique gouvernementale, qu’elle soit de droite ou de gauche. L’affrontement électoral suppose un clivage, sinon pourquoi faire campagne. On peut alors rester dans l’incantation plus ou moins idéologique. Mais l’exercice du pouvoir impose le réalisme. Il faut gérer le monde tel qu’il est. Les envolées lyriques des meetings n’ont plus aucune utilité. La droite et la gauche au pouvoir se rapprochent donc beaucoup.  La droite ne peut pas se permettre de mettre à bas l’énorme machine étatique : par quoi la remplacer ? D’ailleurs, peu de ses membres le souhaitent. La gauche doit tenir compte du contexte économique mondial, c’est-à-dire d’un vaste marché sur lequel elle n’a aucune prise. Le marché existe, il faut composer avec lui. La tiédeur réformatrice de Nicolas Sarkozy au pouvoir, l’évolution de François Hollande vers la social-démocratie avec un zeste de social-libéralisme (Emmanuel Macron, ses réformes et ses prises de position) montrent bien que la distance n’est pas très grande entre gauche et droite de gouvernement. Il y a donc un nouveau consensus caché : il faut s’adapter au marché mondial globalisé, nous n’avons pas le choix.

Ce nouveau consensus a eu un inconvénient historique majeur : il a laissé croître l’État-providence au-delà de toute raison. Le financement par la dette publique a remplacé les ressources tirées de la forte croissance économique d’antan. De nombreux États, parmi les plus riches de la planète, ont suivi cette voie qui les fragilise désormais considérablement.

 

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Le conservatisme de gauche est inhérent à la chute du communisme et au discrédit du socialisme. La gauche continue dans ses programmes à proposer un idéal collectiviste que l’histoire a condamné. A contrario, le réformisme de droite provient de la réussite internationale du capitalisme. La droite prétend dans ses programmes adapter le pays à la globalisation économique. Mais des discours programmatiques aux actes, il y a un fossé. En définitive, gauche et droite sont des concepts politiques présents dans les programmes et les slogans, mais largement édulcorés par l’exercice du pouvoir. Chacun le sait depuis des lustres. Mirabeau l’affirmait déjà : « Un jacobin ministre n’est pas un ministre jacobin ».

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