La crise financière est une crise de civilisation

03/07/2012

Patrick AULNAS 

Il n’est pas souhaitable de réduire la complexité de notre monde à quelques simplismes. Beaucoup de politiciens n’hésitent cependant pas à aller dans cette direction en accusant les banques d’être la cause de tous nos maux. Inversement, on peut noyer l’opinion sous des considérations techniques en laissant entendre que tout est impénétrable. C’est la tendance de certains spécialistes de l’intelligentsia financière qui nous abreuvent de sigles et de termes techniques en perdant de vue l’essentiel. Le juste milieu est difficile à trouver. Tentons l’expérience à propos de la grave crise financière que nous traversons, en laissant de côté les aspects macro-économiques. Cette crise financière peut être analysée comme le symptôme d’une crise de civilisation. D’une part, on observe l’incapacité des structures politiques dominantes de notre époque, les Etats-nations, à réguler la sphère financière. D’autre part, les démocraties n’ont pas su prendre le virage de la fin de la période de forte croissance de l’après-guerre et elles ont plongé dans le surendettement.

 

1. Crise de l’Etat-nation et régulation financière

 Le déficit de régulation financière provient de l’incapacité des Etats-nations à dépasser leur cadre juridique d’origine. Lorsque les premiers titres négociables (actions et obligations) ont été mis en place, ils ont été strictement réglementés dans chaque pays (Europe et Etats-Unis essentiellement). Nous sommes alors au 19e siècle et les entreprises étant à cette époque purement nationales d’un point de vue juridique, cette réglementation suffisait. L’apparition de groupes multinationaux puis la globalisation financière, c’est-à-dire la possibilité de réaliser des opérations sur titres n’importe où sur la planète, nécessitaient une réglementation à l’échelle internationale. Mais il n’existe pas d’entité capable de l’élaborer. Si on établit une comparaison avec le commerce international, on comprend l’ampleur du problème. Après la seconde guerre mondiale, le GATT (General Agreement on Tariffs and Trade), par des cycles successifs de négociations commerciales, est parvenu à réguler un tant soit peu le commerce international. L’apparition de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) en 1994 dote le monde d’une structure permanente de régulation commerciale. Rien de tel ne s’est produit dans le domaine financier. Nous sommes donc face à un vide juridique qui laisse le champ totalement libre à la créativité débridée des opérateurs. Seule la « libre concurrence » a joué depuis plusieurs décennies dans ce domaine. Les guillemets s’imposent car la liberté démocratique consiste à imposer à tous les mêmes règles du jeu. Or, dans ce domaine, il y a des règles purement nationales qui sont elles-mêmes en concurrence. Les capitaux s’orientent donc vers les places financières laissant le maximum de latitude aux opérateurs. Autant dire que nous sommes proches de la loi de la jungle, du struggle for life.

Car cette absence de régulation est concomitante d’une créativité technique sans précédent dans le domaine financier. Jusqu’à la seconde guerre mondiale, les échanges portaient sur des actions et des obligations qui étaient des titres matérialisés par un document papier à l’entête de l’émetteur (entreprise, collectivité publique). Le détenteur du titre papier était détenteur des droits afférents. Tout était simple et clair. L’évolution de la fin du 20e siècle a conduit à dématérialiser les titres qui sont désormais représentés par une imputation dans un compte-titres ouvert dans un établissement financier. Le marché lui-même est totalement dématérialisé : ce sont des ordres entrés sur un ordinateur et transmis par réseau informatique vers les systèmes de traitement des sociétés qui gèrent les marchés organisés (la première société étant le groupe NYSE-EURONEXT). Les transactions ne portent plus seulement sur des titres classiques comme les actions et obligations mais aussi, et même surtout, sur des produits dérivés (forwards, futures, options, swaps, etc.). Ces produits sont dits dérivés parce que leur cours varie en fonction d’un autre produit financier (une action, une obligation, etc.) appelé sous-jacent. Il faut ajouter à cela les capacités de traitement des gros systèmes informatiques qui conduisent à des transactions à haute fréquence (trading haute fréquence). Le donneur d’ordre n’est plus un opérateur humain mais un programme informatique qui peut réagir en quelques microsecondes à une évolution du marché. Nous sommes donc en présence d’opérateurs virtuels qui accentuent à vitesse élevée les tendances en cours.

Ainsi, depuis quelques décennies, la technicité financière assise sur les capacités de traitement informatique a pu se développer sans intervention juridique vraiment efficace. Les Etats, en concurrence pour attirer les capitaux nécessaires à la croissance économique, ont laissé la bride sur le cou aux marchés. L’exemple le plus emblématique est celui des subprimes. Il s’agit tout simplement à l’origine de crédits hypothécaires accordés à des particuliers pour acheter un bien immobilier. Il faut bien entendu être très professionnel pour accorder de tels crédits et ne les accorder que si les garanties de solvabilité de l’emprunteur sont suffisantes. Certains établissements financiers américains ont fait le contraire : ils ont multiplié les crédits hypothécaires à des couches plus ou moins précarisées de la population. Mais ces établissements disposaient d’un atout important en jouant ce jeu : la possibilité de titriser les créances hypothécaires qu’ils détenaient. Titriser signifie transformer la créance en un titre négociable sur les marchés financiers. Des spécialistes ont donc créé des titres complexes comportant une part variable de créances hypothécaires douteuses (les subprimes) puis les ont revendus. Le principe est que le détenteur du titre assume le risque d’insolvabilité du débiteur. Les détenteurs étaient des banques et des OPCVM (organismes de placement collectif en valeurs mobilières : SICAV, FCP, etc.) dans lesquels les particuliers placent leur épargne. Ils avaient été trompés par les évaluations très positives données aux titres comportant des subprimes par les agences de notations. En 2007-2008, les créances irrécouvrables inscrites à l’actif des bilans des banques et établissements financiers s’élevaient à environ 500 milliards de dollars. Une crise financière majeure était née.

Cet enchaînement est un modèle à ne pas suivre : des établissements douteux, car insuffisamment contrôlés, créent des produits très risqués. Le risque provient de la possibilité de transformer en titre négociable des créances sur des particuliers. Une obligation est une créance sur une entreprise ou un organisme public. Dans les deux cas, des contrôles stricts existent sur la situation financière de l’émetteur de l’obligation (cour des comptes pour le public, commissariat aux comptes pour le privé). Mais la qualité d’un titre de créance sur un particulier ne peut pas être appréciée faute d’informations patrimoniales. La seule hypothèque risque d’être insuffisante pour garantir la créance si le marché immobilier s’effondre. C’est exactement ce qui s’est passé. L’insuffisante réglementation de la titrisation est à la base de la crise des subprimes.

Ces quelques exemples montrent bien à quel point les Etats ont été incapables de suivre l’évolution de la sphère financière. Ils ont été dépassés techniquement par la foisonnante créativité des spécialistes de la finance. Ils ont été débordés par le changement d’échelle : en quelques décennies de globalisation, le théâtre des opérations passe du territoire national à la planète entière.

 

2. Crise de la démocratie et surendettement public

 Le second aspect de la crise que nous vivons tient à la situation de dépendance financière des Etats à l’égard des marchés. Là encore, il ne s’agit pas de l’ogre-marché financier qui cherche à dévorer le petit poucet étatique. Les Etats occidentaux se sont pour la plupart placés dans une situation de dépendance à l’égard des marchés financiers par suite de dysfonctionnements majeurs de la démocratie représentative. L’inflexion se situe à la fin des trente glorieuses, vers le milieu des années 1970. La croissance économique des pays occidentaux s’oriente alors vers un régime beaucoup moins favorable. Pour la France, par exemple, l’INSEE fournit les chiffres suivants :

 Taux de croissance annuelle du PIB en France depuis 1950

 

 1950-1974 

 1975-1989 

 1990-2007 

 Croissance annuelle PIB 

5,4%

2,5%

1,9%

(Source : http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=ip1201#inter2)

 Une telle tendance au ralentissement de la croissance économique aurait dû conduire les responsables politiques à adapter les dépenses publiques en conséquence. Moins de croissance, signifie des assiettes fiscales et sociales (salaires, bénéfices, chiffres d’affaires, etc.) augmentant nettement moins vite : il faut donc plus de rigueur dans la dépense publique. D’une manière générale, c’est tout le contraire qui a été fait à partir de 1980, comme le montrent les chiffres suivants pour la France :

 Croissance du PIB et croissance des dépenses publiques (à prix constants), par mandats présidentiels 

 

 Mitterrand

(1981-1995) 

 Chirac

(1995-2007) 

 Sarkozy

(2007-2011) 

 Taux de croissance annuel moyen du PIB (%)

2,0

2,2

0,5

 Taux de croissance annuel moyen des dépenses publiques (%)

3,2

2,0

1,8

(Source : http://lecercle.lesechos.fr/economie-societe/politique-eco-conjoncture/politique-economique/221146332/deni-et-declin-essai-depen) 

Ainsi, à l’exception de la présidence de Jacques Chirac, les dépenses publiques ont toujours augmenté beaucoup plus fortement que le PIB. Les prélèvements obligatoires n’ayant pas augmenté au rythme des dépenses, les collectivités publiques ont dû emprunter et elles ont accumulé une dette croissante. La dette publique française était de 21% du PIB en 1980. Elle est de 87% du PIB en 2012.

Une telle évolution résulte de causes multiples et complexes si l’on veut aborder le problème sous l’angle macro-économique et social. Mais l’essentiel n’est sans doute pas là. Ce sont les dysfonctionnements de la démocratie représentative qui sont à la racine de notre dérive. Pour conquérir le pouvoir, les partis politiques ont sombré dans la démagogie la plus odieuse. Il s’agit de promettre des avantages nouveaux aux électeurs pour obtenir leurs voix. Ces avantages conduisent à augmenter les dépenses publiques (retraite à 60 ans, embauche de fonctionnaires, semaine de travail de 35 heures financée sur fonds publics) ou à réduire les recettes (baisse du taux normal de TVA de 20,6 à 19,6%, baisse du taux de TVA sur la restauration de 19,6% à 5,5%, exonération d’impôt et de cotisations pour les heures supplémentaires). Ils ont toujours un impact négatif sur les budgets publics. L’exercice du pouvoir et la confrontation aux réalités amènent parfois les gouvernants à trahir certaines de leurs promesses, mais cela ne suffit pas. La dette continue à croître sous l’impulsion de la démagogie ; il ne faut prononcer ni le mot austérité ni le mot rigueur qui sont devenus tabous à l’instigation des conseillers en communication. D’une manière générale, il s’agit d’infantiliser la population pour mieux la berner. Il faut faire rêver, affirmer que l’on pourra changer la vie des moins favorisés en quelques années de gouvernance. Personne n’y croit plus, même les plus naïfs, mais le jeu abrutissant des confrontations politiques est parfaitement scénarisé et la pièce doit être jouée car les spectateurs sont là. La politique-spectacle aurait peu d’inconvénients si elle n’était que spectacle, mais elle consiste aussi à créer la surprise pour rallier à soi un petit segment d’électeurs. La surprise est en général hors de prix.

 

♦♦♦

 

Ainsi, lorsque les politiques imputent la responsabilité de la situation financière actuelle aux excès de « la finance mondialisée », ils n’abordent volontairement qu’une petite partie du sujet. Laisser le marché « libre » conduit inéluctablement à des dérives. La concurrence pure et parfaite n’a jamais existé que dans le cerveau de quelques économistes à l’ancienne. La libre concurrence ne peut exister que dans un cadre parfaitement défini et régulé. La capacité de faire émerger un consensus international pour mettre en place un tel cadre n’existe pas. On l’a bien vu avec une proposition aussi peu contraignante que la fameuse taxe Tobin : les intérêts des Etats qui profitent le plus de la loi de la jungle actuelle empêchent tout accord. Il faudra encore bien longtemps avant de voir apparaître une organisation internationale de régulation financière. Nous sommes en présence d’une crise politique au sens propre de terme : la structure politique dominante de notre époque, l’Etat-nation, ne peut plus prendre les décisions qui s’imposent. Il n’est plus suffisant d’élaborer le droit seulement à ce niveau.

Mais cette crise politique touche également le concept même de démocratie. Les démocraties occidentales fonctionnent de plus en plus mal dans un contexte économique où le niveau de consommation est devenu la mesure de la réussite pour de très larges couches de la population. La réponse politique est toujours de promettre plus de consommation, même lorsque la croissance de la production ralentit. Les démocraties ont donc vécu à crédit et très au dessus de leurs moyens depuis une trentaine d’années. Elles se réveillent aujourd’hui et s’étonnent qu’on ne leur fasse plus crédit comme le fils prodigue qui a dilapidé la fortune familiale. Cet aspect de la crise est donc d’abord éthique : la consommation à outrance est une erreur éthique, la démagogie tous azimuts est un effondrement éthique.

 

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