Faiblesses et immobilisme des démocraties : liberté ou égalité ?

02/12/2011

Patrick AULNAS

En ce début du 21ème siècle, notre planète est confrontée à des évènements qui déstabilisent les démocraties. La crise des dettes souveraines affaiblit les Etats occidentaux. Elle interdit les politiques de relance classique et réduit encore la crédibilité des gouvernants confrontés à un électorat demandeur de hausses de revenus, donc de croissance économique. La démocratie politique moderne prend racine au Siècle des Lumières. Les penseurs du 18ème siècle privilégiaient naturellement la liberté puisqu’il s’agissait de remettre en cause des monarchies autoritaires. Ce sont les libertés politiques qui ont donc été instituées d’abord : liberté de pensée, liberté religieuse, liberté de la presse, liberté de réunion, plus tardivement liberté d’association. Aux 19ème et 20ème siècles, une revendication de démocratie économique et sociale est venue se superposer à la demande de liberté. Certains ont alors opposé « libertés formelles » et « libertés réelles » en remarquant que la liberté de pensée pour un prolétaire qui travaille quinze heures par jour reste purement théorique. Il s’agissait donc d’une demande d’égalité qui a trouvé une réponse dans les institutions de solidarité mises en place au 20ème siècle (assurance-vieillesse, assurance-maladie, assurance-chômage, allocations familiales, etc.). La croissance économique forte de la fin du 20ème siècle en Occident a permis de construire, de financer et de faire progresser cette solidarité institutionnalisée. L’instauration d’un salaire minimum légal ou conventionnel, selon les pays, répond également à cette demande d’égalité. Mais comment se comporte cette démocratie sociale lorsque la croissance économique fléchit et que son financement devient problématique ? La demande d’égalité et de solidarité ne conduit-elle pas à annihiler la liberté ?

 

Les pesanteurs de la démocratie : la démocratie contre l’adaptation ?

Chacun peut le constater : la crise de l’Etat-providence, qui débute au milieu des années 70, nécessitait un aggiornamento économico-social. Il était nécessaire de mettre en adéquation la faible croissance économique et les avantages sociaux dont bénéficiait la population. Cela n’a pas été fait et a évidemment conduit à un endettement croissant des collectivités publiques et des organismes de protection sociale. La situation actuelle est, dans son principe, simple et claire : les prêteurs se défient des collectivités publiques emprunteuses comme ils se défient de tout emprunteur compulsif sur lequel plane un risque croissant d’insolvabilité. Les agences de notation essaient difficilement, eu égard aux risques politiques et économiques majeurs, de jouer leur rôle d’objectivation. La presse, les médias et une partie du monde politique crient à la dictature des marchés financiers et des agences de notation pour, une nouvelle fois, tromper les électeurs sur la réalité de la situation.

La démocratie sociale s’étant construite historiquement sur la promesse d’égalité (la « lutte contre les inégalités »), il est particulièrement difficile pour les gouvernants de limiter les prestations sociales non finançables. Une telle politique apparaît fatalement « antidémocratique ». Il en va de même pour la réduction des effectifs dans la fonction publique, perçue comme un frein à l’interventionnisme et un recul de la justice sociale. Le débat politique devient ainsi le lieu de toutes les hypocrisies : tous les gouvernants savent qu’il faudra ajuster la situation sociale à la réalité économique, c'est-à-dire changer de modèle socio-économique, mais personne ne le dit clairement pour des raisons électoralistes. La question fondamentale est la suivante : la démocratie représentative peut-elle survivre à tant d’inefficacité ? La réponse de principe est assez simple. Plus la « crise » s’approfondit et plus les chances de la démocratie s’amenuisent.

La démocratie étant devenue principalement une demande d’égalité, la conquête du pouvoir passe par les promesses socio-économiques. Les facteurs d’inertie sont électoralistes : l’adaptation est constamment repoussée. Il faut attendre une mise en garde des agents économiques (aujourd’hui les créanciers des Etats) pour voir apparaître quelques ajustements timides. L’exemple le plus emblématique de ce mécanisme est sans doute la réforme des retraites en 1982 en France (retraite à 60 ans pour l’ensemble du secteur privé, au lieu de 65 ans auparavant). Les données démographiques du 20ème siècle étaient parfaitement claires à cette époque : l’espérance de vie croissait régulièrement. Les projections financières concernant l’équilibre des régimes de retraite étaient connues. Les principes les plus élémentaires de bonne gestion publique devaient conduire à maintenir l’âge de la retraite à 65 ans et ensuite à aligner le secteur public (bénéficiant d’une retraite à 50, 55 ou 60 ans) sur le secteur privé pour préserver l’équilibre financier du régime par répartition. Le principe d’égalité aurait ainsi été respecté. Mais, pour accéder au pouvoir, la gauche devait conquérir une partie de l’électorat âgé. En promettant l’éden de la retraite à 60 ans pour tous, elle était assurée de faire basculer à gauche une partie de la tranche d’âge 50-65 ans. La démagogie s’oppose ainsi aux principes les plus élémentaires de bonne gestion. Autrement dit, si la gestion politique accompagne la réalité démographique ou économique sans perte de temps, la démocratie fonctionne correctement. Mais il n’en est rien car des facteurs politico-éthiques négatifs perturbent le fonctionnement des démocraties.

 

Les déterminants politico-éthiques de l’immobilisme démocratique

Nous en retiendront quatre : le dogmatisme, la préservation des acquis, l’hédonisme, la démagogie.

Le dogmatisme sait par avance quel est le modèle qui doit triompher et il s’opposera au réel si nécessaire. Staline, le modèle du dogmatisme, interdisait certaines publications scientifiques. Le pragmatisme a moins d’arrogance intellectuelle et regarde la réalité en face : il ne faut pas trop s’en éloigner et ne surtout pas la nier. Nous avons géré nos démocraties de façon dogmatique en nous berçant d’illusions : la croissance économique devait être éternelle et nos progrès sociaux également. L’inspiration idéologique du dogmatisme provient de la pensée marxiste qui s’est adaptée aux démocraties avec le socialisme. Après quelques décennies très porteuses sur le plan économique après la seconde guerre mondiale, les démocraties occidentales ont été confrontées à des concurrents qu’elles n’attendaient pas. Une partie de la population est restée attachée au rêve socialiste, représentant ainsi une base électorale de l’immobilisme. Le retour à la réalité et au pragmatisme sera difficile et périlleux.

L’innovation, comme l’a montré Joseph Schumpeter, est à la base de la croissance. L’innovation concerne non seulement la création matérielle mais aussi les structures économiques et sociales, les pratiques administratives et de management. Nous avons peu à peu rigidifié le fonctionnement de nos sociétés en privilégiant les avantages acquis par rapport aux innovations qui induisent toujours des remises en cause douloureuses. Les contre-pouvoirs inhérents à la démocratie (partis, syndicats, associations) défendent les avantages acquis et rendent toute évolution conflictuelle. Le pouvoir politique est alors contraint de reporter les évolutions indispensables : la société se pétrifie.

Le projet occidental de la fin du 20ème siècle est fondamentalement hédoniste. La satisfaction des besoins et des désirs par la consommation représente l’aspiration du plus grand nombre. La vie professionnelle elle-même est supposée être « motivante » voire « passionnante ». En tout cas elle doit permettre à l’individu de « se réaliser ». Il y a beaucoup de distance entre le discours optimiste et la réalité vécue, mais le politique intervient par le verbe et doit donc adhérer à l’hédonisme ambiant. Il faut promettre de diminuer le temps de travail, d’augmenter les salaires, même si la réalité économique impose le contraire. La démocratie se dissout ainsi dans la facilité alors qu’elle est par essence rigueur et vertu.

La démagogie et le populisme constituent le trait le plus apparent du glissement éthique des démocraties. Au lieu d’être porteur de l’intérêt général, le discours politique s’inspire des techniques du marketing pour s’adapter aux aspirations latentes d’un créneau électoral à conquérir. Les leaders choisiront le thème de l’insécurité, du chômage ou des inégalités de revenus selon leur intérêt électoral à court terme.

Ces quatre déterminants éthiques de l’action politique pèsent lourdement sur la capacité d’adaptation des démocraties car ils sont en interaction. Le dogme de l’égalitarisme empêche l’innovation car elle remet en cause les positions acquises. L’hédonisme induit les promesses démagogiques. La démagogie prospère sur les aspirations égalitaires.

 

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La croissance économique a été fondée historiquement sur des valeurs bien connues : le pragmatisme, l’innovation, le travail, l’épargne.  L’avènement puis la crise de l’Etat-providence ont conduit peu à peu les démocraties vers la préservation des acquis, l’hédonisme, les excès du crédit et la démagogie. Le discours politique porteur d’un projet de civilisation s’est dégradé en promesses électoralistes. C’est ainsi le fonctionnement même de la démocratie qui met un obstacle aux adaptations nécessaires et conduit à des crises de plus en plus profondes. Dès la première moitié du 19ème siècle, Alexis de Tocqueville voyait dans la recherche constante de l’égalité l’élément moteur de la démocratie. Il y voyait également un risque de dérive vers une douce tyrannie qui n’aurait rien à voir avec celle de Caligula mais procèderait d’un encadrement juridique d’une densité croissante laissant de moins en moins de place aux initiatives individuelles. Les démocraties du début du 21ème siècle devront choisir : répondre à la demande incessante « d’égalité réelle » ou assurer un minimum de solidarité en rapport avec leurs capacités financières. La première réponse conduit de facto à réduire les libertés sans jamais le dire. La deuxième place l’individu face à sa liberté et à ses responsabilités tout en lui assurant une sécurité minimale. Le modèle choisi nous conduira soit vers un totalitarisme latent soit vers une régénération de la démocratie.

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