La supercherie de l’impôt progressif

24/05/2014

Patrick AULNAS

Dans le domaine fiscal les divergences sont importantes mais il existe au moins un consensus sur deux objectifs : il convient de simplifier et de maintenir un bon rendement de l'impôt. Si l'on ne parvient pas à les atteindre, c'est que la politique entrave les évolutions souhaitables. Les lieux communs et les préjugés tenaces sont en effet au cœur du débat dans ce domaine. L'erreur la plus courante concerne la progressivité de l'impôt. D'une manière générale le discours politique de gauche est favorable à cette progressivité et celui de droite plus réticent, avec bien entendu beaucoup de nuances.

Mais de quoi parle-t-on ? L'expression progressivité de l'impôt comporte deux substantifs. Eh bien, il y a erreur (pour les non spécialistes) ou tromperie (pour les démagogues) sur le contenu exact des mots impôt et progressivité.

1. Le jeu indécent avec le mot impôt

Lorsqu'on parle d'impôt au grand public, celui-ci pense immédiatement impôt sur le revenu (IR) car il s'agit de l'impôt le plus visible (on en débat constamment) et le plus douloureusement ressenti (il faut remplir l'horrible déclaration et effectuer le décaissement). Le débat politique médiatisé se focalise donc sur les taux d'IR, les niches fiscales de l'IR, le quotient familial, les réductions d'impôt, etc. On passionne les foules avec ces sujets assez techniques en laissant entendre que l'enjeu est important et qu'il y va de la justice. En réalité l'enjeu est ridiculement faible et la justice fiscale n'a rien à voir avec ces petits détails techniques. Tous les hommes politiques vraiment informés de ces questions le savent mais ils trompent sciemment leur électorat. Il est vrai que présenter la réalité de la situation demande des explications chiffrées et donc peu médiatiques. Quelle est alors cette situation ? Deux chiffres suffisent :

Total des prélèvements obligatoires (PO) : 913,5 milliards d'€

Total de l'IR : 59,5 milliards d'€ (1)

L'IR représente donc 6,5% du total des PO réalisés par la sphère publique (Etat, collectivités locales, organismes sociaux). La recette principale du budget de l'Etat, la TVA, s'élève à 132,6 milliards d'€ soit 14,5% des PO. Les cotisations sociales obligatoires sont de 335 milliards d'€ soit 36,7% des PO. Ces chiffres permettent de comprendre immédiatement une chose simple. Sur les sommes colossales prélevées par la sphère publique, l'IR ne représente pas grand-chose. Les citoyens payent beaucoup plus de cotisations obligatoires (doivent-elles rester toutes obligatoires ?) ou de TVA que d'IR. Focaliser le débat sur l'IR, impôt très sensible, revient donc à tromper les électeurs en omettant de préciser que l'essentiel est ailleurs. Les débats médiatiques sur ce sujet constituent une supercherie politicienne et non une source d'information. En effet, pour le grand public, le mot impôt a un sens vague et absolument pas technique ou juridique. Les citoyens pensent intuitivement que l'on débat des prélèvements publics, de tout ce que la sphère publique capte de ressources. Au contraire, les politiciens, prétendant informer, utilisent l'acception étroite, technique, du mot impôt : l'une des ressources de l'Etat. Les taxes, contributions, cotisations ne sont pas des impôts de ce point de vue. L'IR est alors une ressource non négligeable du budget de l'État. C'est jouer honteusement sur les mots et mépriser ceux que l'on prétend éclairer. Pour le citoyen, le seul véritable critère de référence est le total des prélèvements obligatoires, c'est-à-dire ce qu'on lui prend par la violence légale.

2. L'inique tromperie sur l'importance de la progressivité

La supercherie concerne aussi le mot progressivité. La progressivité est présentée comme synonyme de justice parce que chacun peut comprendre qu'un revenu élevé doit contribuer davantage qu'un revenu faible. Mais cette fameuse progressivité ne concerne que trois prélèvements : l'impôt sur le revenu (IR), l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF) et les droits de mutation (successions et donations.) L'ISF procure 5 milliards d'€, soit 0,55% des PO, et les droits de mutation environ 9 milliards soit un peu moins de 1% des PO (1). Au total, les prélèvements progressifs représentent donc 8% des PO. Il y a 92% de prélèvements non progressifs et 8% de prélèvements progressifs. Les partis politiques en conclut-il – puisqu'ils affirment que la justice passe par la progressivité – que l'on doit très nettement augmenter les prélèvements progressifs ? Absolument pas ! Les programmes peuvent le préconiser (fusion IR-CSG de Hollande par exemple) mais la réalisation ne suit pas. Tout simplement parce qu'un prélèvement progressif est complexe et source de difficultés techniques majeures. La progressivité suppose en effet la globalisation des revenus (IR) ou de patrimoine (ISF), ce qui nécessite des obligations déclaratives très lourdes et des contrôles coûteux. Mais la raison fondamentale du caractère restreint de la progressivité est en rapport avec le concept de justice. Lorsque Joseph Caillaux (2) réfléchissait à un impôt sur le revenu progressif, avant 1914, il se plaçait dans le cadre d'un Etat-gendarme n'intervenant pas socialement ou économiquement. Il pouvait donc penser, à juste titre, que les hauts revenus devaient subir un taux de prélèvement plus élevé. Avec l'Etat-providence qui s'est construit après la seconde guerre, la redistribution se fait par la dépense : prestations sociales diverses, minimas sociaux, multiples interventions financières de l'Etat et des collectivités locales. Il s'agit donc d'apprécier l'effet redistributif global du vaste ensemble prélèvements-dépenses publiques. Se focaliser sur les modalités du prélèvement ne permet pas de porter un jugement sur l'ensemble. Le débat sur la progressivité plus ou moins forte de l'IR, soit 6.5% des prélèvements, relève donc bien de la supercherie politicienne. En supposant qu'en aménageant cette progressivité, on puisse jouer sur 5% du montant de l'IR soit 1,5 milliard d'€, l'enjeu serait de 0,15% des PO. Chacun comprend que le problème ne se situe pas là et que nous sommes en présence d'une pure et simple manipulation politique.

 

L'aspect quantitatif est donc essentiel dans ce domaine. Il est très simple et à la portée de tout homme politique ou de tout journaliste de replacer le problème dans son contexte financier global en citant les quelques chiffres ci-dessus. Tout le monde peut alors comprendre l'enjeu véritable. Mais les dogmes archaïques semblent avoir la préférence des gouvernants et de nombreux journalistes. Si le débat n'était pas obscurci, les objectifs souhaitables pourraient être atteints : simplification de l'IR en supprimant la progressivité et en prélevant à la source sur les divers revenus un impôt proportionnel. Il suffirait d'augmenter progressivement le taux de CSG et d'abandonner par étapes l'IR progressif. Nous aurions une fusion IR-CSG, mais inversée. Socialement, le problème peut être aisément résolu. Sur les petits salaires et les petits bénéfices (catégories TS, BIC, BNC, BA pour les spécialistes), un taux d'imposition nettement inférieur pourrait être prévu. Nous aurions une progressivité sans globalisation mais qui atteindrait statistiquement (c'est-à-dire avec 95% de chances) son but. Simplification (suppression de la progressivité) et rendement fiscal (retenue à la source) seraient alors au rendez-vous.

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(1) Chiffres pour 2012 extraits du Rapport économique, social et financier annexé au projet de loi de finance pour 2014, page 145, à télécharger sur : http://www.economie.gouv.fr/rapport-economique-social-et-financier-plf2014

(2) Homme politique français (1863-1944) qui fera voter la loi du 15 juillet 1914 établissant pour la première fois en France un impôt sur le revenu à barème progressif.

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