La politique et le dévoiement de la solidarité

08/05/2018

Patrick AULNAS

Les mouvements sociaux du printemps 2018 visent à obtenir de l’État des avantages catégoriels (statut des cheminots, accès facile à l’université, accaparement gratuit de terres à Notre-Dame-des-Landes). Bien qu’ayant un coût pour la collectivité, les politiciens ont une attitude ambigüe face à de telles revendications. La gauche les défend systématiquement lorsqu’elle est dans l’opposition. Elle est « solidaire » des luttes. Mais au pouvoir, son attitude change, car elle doit gérer les budgets et tout cela coûte cher. La droite a tendance à condamner les revendications lorsqu’elle est dans l’opposition mais devient très transactionnelle lorsqu’elle est au pouvoir, par peur du conflit.

Il en résulte une progression constante de la sphère étatique au nom de la solidarité.

 

La classe moyenne, vache à lait de l’État-providence

La justification du collectivisme est la solidarité. Nous formons certainement une communauté nationale d’individus solidaires. Mais qui définit les limites de cette solidarité ? Le pouvoir politique, c’est-à-dire un pouvoir émanant du suffrage universel et ayant intérêt à ménager ses électeurs. La classe moyenne étant la plus nombreuse, elle représente à la fois un réservoir de voix pour les élections et une opportunité de recettes pour l’État-providence du fait de son niveau de vie élevé. Elle est la base sociologique et économique de la démocratie libérale, mais aussi la vache à lait de l’État-providence.

Les riches, les vrais riches, sont en effet très peu nombreux. Leur prendront-on tout ce qu’ils possèdent que la répartition de ce prélèvement n’aurait qu’un effet dérisoire sur les plus démunis, mais entraînerait l’exode massif des dirigeants et l’appauvrissement subséquent de la collectivité toute entière. Les pauvres, les vrais pauvres, ne possèdent pratiquement rien et vivent d’allocations diverses et de minima sociaux.

Il reste, selon les approches, 50 à 80% des individus qui supportent, bon gré, mal gré, les effets de la solidarité imposée par l’État. Cette classe moyenne est nombreuse, dispose d’un niveau de vie allant du correct au très satisfaisant et peut donc être tondue plus ou moins court selon les besoins de l’État-providence. C’est sa masse qui attise la convoitise des politiciens. Globalement, elle est très riche, individuellement elle ne l’est pas. Mais c’est sur elle que repose l’essentiel du financement des dépenses publiques, soit 40 à presque 60% du PIB dans les pays riches.

 

La classe moyenne peut se passer de l’État-providence

Chacun peut comprendre que la classe moyenne pourrait se passer des cadeaux empoisonnés de la redistribution étatique. Elle pourrait bénéficier globalement du même niveau de vie avec un interventionnisme public beaucoup plus faible. Il lui serait possible de s’organiser, de prendre des initiatives associatives ou entrepreneuriales pour disposer des services qui sont aujourd’hui publics. Ils deviendraient privés mais n’en seraient pas pour autant de moindre qualité, peut-être même l’inverse. Relevant d’une logique contractuelle, ils ménageraient la liberté de choix.

Pourquoi alors cette classe moyenne nombreuse et plutôt bien formée se laisse-t-elle abuser par les politiciens ? Tout simplement parce qu’elle pense bénéficier de la solidarité publique obligatoire, alors qu’en réalité seuls les plus pauvres en bénéficient vraiment. La solidarité peut aussi être contractuelle et donc facultative, mais ce potentiel de liberté est aujourd’hui oublié. La réussite exceptionnelle des politiciens à partir du milieu du XXe siècle se situe sans doute sociologiquement dans le basculement de la classe moyenne vers l’étatisme. Ils ont réussi, en jouant sur l’égoïsme et l’envie, à la convaincre qu’elle avait tout à gagner à payer des sommes gigantesques en impôts et cotisations obligatoires.

 

Solidarité pro domo et solidarité envers autrui

C’est le dévoiement politique du concept de solidarité qui permet d’expliquer le paradoxe d’une classe moyenne victime consentante. La solidarité, au sens traditionnel du mot, est un choix éthique sous-tendu en général par une dimension spirituelle. L’abbé Pierre, Mère Térésa, le Mahatma Gandhi, plus anciennement saint Vincent de Paul, ont mis leur vie au service d’autrui sans attendre quoi que ce soit en retour. Leur altruisme les conduit à la solidarité avec les plus humbles. S’ils revendiquent, s’ils demandent de l’aide aux pouvoirs publics, ce n’est jamais pour eux mais toujours pour autrui.

La solidarité institutionnelle étatique s’est éloignée de cette dimension éthique. Elle est devenue une lutte politique au sein des sociétés riches pour obtenir des avantages catégoriels. Les retraités, les malades, les fonctionnaires, les professions de santé, les agriculteurs, les PME, et même les anarchistes de Notre-Dame-des-Landes, bref toutes les catégories cherchent à bénéficier de l’énorme manne étatique, de ces 40 et 60% du PIB de dépenses publiques. Pour cela, il faut disposer d’un égoïsme sans vergogne. Il faut solliciter, quémander, revendiquer, prétendre défendre ses droits, manifester, être tout petit moralement mais paraître puissant, montrer sa capacité de nuisance.

Les arguments ne varient pas : justice, solidarité, équité. La pseudo-gratuité étatique est une revendication pour soi. L’autre a une obligation de solidarité. L’autre n’est pas clairement défini et ce flou permet tous les glissements. C’est la communauté toute entière qui doit être une source de bienfaits pour l’individu en position de demandeur.

 

L’égoïsme évidemment très légitime de la gauche que la droite n’ose pas dénoncer

Il n’est pas innocent d’utiliser le même mot pour des réalités profondément différentes. La solidarité gratuite, don de soi pour venir en aide à autrui, suppose une hauteur morale rarissime dans l’espèce humaine. La solidarité revendiquée à son profit et émanant d’autrui est un réflexe égoïste et d’une médiocrité très commune. Mes grands-parents, nés à la fin du XIXe siècle, voyaient les allocations familiales comme une atteinte à l’honneur des parents. « On doit être capable d’élever ses enfants sans rien demander à personne. J’aurais eu honte. ». Quelle rigueur un peu austère, mais aussi quelle chute depuis cette époque !

La gauche des sociétés riches, celle de Mitterrand et de Hollande bâtit ses victoires sur l’envie, la convoitise, bref l’égoïsme. Mais la droite la suit de près car il y va de sa réussite électorale. Il ne faut pas jouer au moraliste pour conquérir le pouvoir en démocratie, mais plutôt flatter les égoïsmes. L’ennemi est celui qui possède davantage. A ce titre, il doit être solidaire, mais par la violence légale. Nul besoin de son consentement puisque, selon cette éthique, la légitimité démocratique justifie tout, même l’abaissement intéressé de ses propres électeurs.

Tout se passe comme si des enfants étaient autour d’une table sur laquelle se trouve un énorme gâteau. Chaque enfant aspire à avoir la plus grosse part. L’infantilisation des adultes des sociétés démocratiques en dit long sur la crise de ce système.

La conquête du pouvoir repose désormais sur des promesses démagogiques habillées du somptueux manteau de la générosité. Mais cette générosité est une façade institutionnelle derrière laquelle se niche l’exploitation de l’envie. Sous le masque de l’altruisme, se cache le rictus du cynisme.

 

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