L’abandon silencieux de la culture française

24/05/2017

Patrick AULNAS

Il est des phrases qui heurtent en profondeur certaines sensibilités. Ce fut le cas de celle d’Emmanuel Macron affirmant qu’il n’y a pas de culture française mais une culture en France. Cette approche signe la défaite de l’école républicaine qui s’est construite depuis le 19e siècle. Elle correspond aussi à une réalité vécue par de nombreux enseignants à la fin du XXe siècle et au début du XXIe : l’abandon par l’école de sa mission traditionnelle de valorisation de la nation française à travers son histoire et sa culture.

 

Transmettre la culture française

La grande ambition de notre école, qu’il s’agisse de l’enseignement élémentaire ou secondaire, a longtemps été de transmettre la culture française. Les livres d’histoire de l’école primaire des années 50 et 60 étaient encore imprégnés d’un nationalisme bon teint. Les héros, Vercingétorix, Bayard, Napoléon et bien d’autres étaient représentés par des dessins ou des peintures les valorisant. La jeunesse devait ressentir la fierté d’être français. Dans l’enseignement secondaire, la culture française était glorifiée. On étudiait la littérature dans le Lagarde et Michard, ensemble de six ouvrages proposant des textes des grands auteurs français depuis le Moyen Âge jusqu’au 20e siècle. Cette série comportait aussi des éléments d’histoire de l’art. L’enseignement était construit selon un ordre chronologique rigoureux.

 

Le bon élève

Un bon élève avait à l’issue de ses études secondaires un ensemble de références culturelles solides, ancrées dans le temps par une chronologie rigoureuse. Seuls les cancres ignoraient que Louis XV avait vécu au XVIIIe siècle, que Rabelais était un écrivain du XVIe ou que Delacroix peignait au XIXe. Un élève moyen pouvait réciter des tirades entières des grands classiques. Le Cid de Corneille était étudié en classe de quatrième. Les stances de Rodrigue (« Percé jusques au fond du cœur… ») ou les lamentations de Don Diègue (« Ô rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie… ») devaient être connues « par cœur ». Il s’agissait bien d’ailleurs de la pensée et du cœur. On aimait la France et sa culture.

L’enseignement de l’histoire et de la littérature était structuré selon une stricte chronologie qui constituait la colonne vertébrale du récit national et de celui de l’aventure humaine depuis les temps immémoriaux. Le bon élève était ainsi armé pour affronter les tentatives d’endoctrinement.

 

Le fossé se creuse entre les générations

Les enseignants ont vu s’effondrer progressivement ce modèle à partir des années 70-80. L’histoire chronologique fut remplacée par une histoire thématique. Les articles de journaux ou les œuvres contemporaines se substituèrent aux grands auteurs classiques. Rapidement apparut un décalage entre les enseignants et les élèves. Ils n’avaient plus les mêmes références littéraires ou philosophiques, ils ne partageaient plus les mêmes émotions artistiques. La chronologie historique, depuis l’Antiquité jusqu’au XXe siècle, ancrée dans l’esprit des anciens, n’était plus connue des nouvelles générations.

 

La mixité sociale d’abord, la « culture bourgeoise » au placard

Rien ne remplaçait dans l’esprit de notre jeunesse le récit national et le récit de l’histoire humaine qui avaient été assimilés par les générations antérieures. Les sociologues de l’éducation, qui manipulaient les dirigeants politiques, avaient gagné. L’école avait désormais pour mission principale d’assurer la mixité sociale. Mixité entre milieux socio-professionnels, mixité entre origines culturelles diverses (on pense aux jeunes musulmans), mais il fallait d’abord et avant tout éviter ce qu’on appelait les ghettos éducatifs. Dans un tel contexte, le relativisme prévaut. Il n’y a plus une culture à assimiler mais des cultures à confronter. Beaucoup d’enseignants après 1968 se sont coulés dans le moule du melting pot à n’importe quel prix. La « culture bourgeoise » était dévalorisée et l’apprécier relevait presque de la crétinerie. L’art contemporain est un des avatars de cette évolution qui concerne l’ensemble du monde occidental. Nous avons perdu la fierté d’appartenir à notre civilisation et l’école y a activement contribué sous l’impulsion de petits politiciens à courte vue.

 

Un test : l’entretien de recrutement

A partir de la dernière décennie du XXe siècle, le recrutement d’étudiants sur dossier (en ce qui me concerne DECF, diplôme d’études comptables et financières, niveau licence) permet aux enseignants d’évaluer le gouffre qui les sépare désormais de la jeunesse. Ce genre de recrutement comporte en général un entretien informel, avec deux ou trois enseignants, destiné à évaluer la culture et les motivations des candidats. A la question, quel est le dernier livre que vous avez lu, beaucoup de jeunes sont incapables de répondre. Quel journal lisez-vous ? Silence dans la plupart des cas. Alors que le siècle des Lumières était regardé comme une étape essentielle de notre histoire, ses grands philosophes ne sont même plus connus de notre jeunesse. Qui était Montesquieu ou Voltaire? Vous obteniez toutes les réponses : un homme politique, un scientifique et de temps à autre un philosophe ou un écrivain. Ne demandez pas à quel siècle il faut les rattacher,  vous n’avez aucune chance d’obtenir la réponse. De même pour la chronologie des régimes politiques : la date du début de Ve République est rarement connue et ne parlons pas des précédentes, totalement ignorées.

 

La culture, pour quoi faire ?

La culture française, au sens traditionnel, n’est plus présente. Elle n’est même plus désirée. Ce sont là des savoirs inutiles, dépassés. Mais la culture elle-même, le goût de comprendre, l’effort d’apprendre, la joie de progresser semblent avoir disparu. L’utilitarisme a tout envahi. On apprend pour disposer concrètement et à court terme de connaissances très spécifiques, pas pour comprendre le monde. Comment aimer la France comme entité politique sans connaître son histoire, ses régimes politiques successifs, ses écrivains, ses philosophes, ses artistes ? C’est impossible, bien entendu. L’appartenance à une communauté historique (dite nation) se dissout. Les priorités de l’enseignement ont été orientées vers autre chose : la formation professionnelle et la focalisation sur le monde actuel, ce qui est nécessaire mais n’implique nullement d’abandon culturel. Désormais, plus de recul, plus de réflexion, plus de culture donc.

La jeunesse occidentale a été privée de la fierté d’appartenir à une grande culture de l’histoire de l’humanité et par conséquent d’un récit structuré de son histoire. Elle est aujourd’hui une proie facile pour les démagogues, les fondamentalistes, les intégristes et toutes les dérives sectaires. Les progrès de l’intelligent design aux États-Unis et les difficultés auxquelles se heurtent certains professeurs pour enseigner la théorie de l’évolution des espèces (Darwin) auprès de jeunes musulmans ne sont que le résultat des reculs successifs de nos politiciens et de leur désertion culturelle.

 

Retour à l’élitisme culturel

Diffuser la culture française le plus largement possible, dans toutes les catégories sociales, voilà quelle était l’ambition initiale de l’école de la République. Cette ambition a été abandonnée sans bruit. Les enseignants actifs au cours de la période 1970-2010 ont vécu douloureusement cette transition car elle était ressentie par eux comme un abandon. L’abandon de ce qui faisait leur fierté : le petit savoir qu’ils avaient acquis comme « bons élèves » et dont la transmission leur paraissait essentielle. La culture française subsiste, mais elle est devenue l’apanage d’une petite élite qui, outre son ouverture sur le monde actuel, lit Rousseau, Balzac, Proust, Mauriac, Yourcenar, va au musée du Louvre et à la Comédie Française. Elle n’est plus la culture partagée, même à un niveau modeste, par tous les français.

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