Glissement dangereux à droite ?

28/04/2016

Patrick AULNAS

Le glissement général vers la droite est devenu un thème récurrent, en particulier en France. Il est vrai que la montée en puissance du Front National modifie le paysage politique. A l’ancienne bipolarisation droite-gauche se substitueraient trois blocs : gauche, droite démocratique, Front National. Certains voient même quatre pôles, en scindant la gauche : gauche étatiste, avec le Front de gauche, et social-démocratie. Mais le glissement à droite provient principalement de l’effondrement de l’idéologie marxiste dont se sont inspirés, souvent de manière très réductrice, socialistes et communistes.

 

Glissement à droite et aggiornamento doctrinal

L’analyse du glissement à droite est simple. Il résulterait de l’abandon progressif, sur plusieurs décennies, du projet politique de la gauche. La doxa socialiste traditionnelle a été construite sur l’accroissement du rôle de l’État dans le domaine économique. Les nationalisations de grandes entreprises furent longtemps inscrites au programme du parti et réalisées pour la dernière fois en 1981-82, lors de l’accession au pouvoir de François Mitterrand. Mais la réalité économique se pliant mal aux idéologies, il a fallu privatiser certaines entreprises venant d’être nationalisées. Sous la présidence de Mitterrand, les gouvernements de gauche eux-mêmes ont dû accepter ce retour au réel et ce renoncement idéologique. Difficile de reconnaître plus clairement que la nationalisation constitue une erreur. Le culte de l’entreprise nationalisée disparaît alors du programme socialiste sous l’impulsion des dirigeants. Mais il ne disparaît pas du cœur de tous les socialistes. Première rupture.

L’apparition, dans les années 2000, du social-libéralisme au sein du parti socialiste constitue un autre abandon doctrinal. Tony Blair, au Royaume-Uni, n’hésite pas à déclarer : « La gestion de l'économie n'est ni de gauche ni de droite. Elle est bonne ou mauvaise... Ce qui compte, c'est ce qui marche. » Certains socialistes français ne sont pas insensibles à cette musique, par exemple Manuel Valls. Mais pour d’autres, beaucoup plus nombreux, il s’agit d’un ralliement à l’idéologie libérale. Le pragmatisme blairien est analysé comme une capitulation en rase-campagne, un honteux reniement de l’ambition socialiste. Lorsque François Hollande nomme Manuel Valls Premier Ministre, puis Emmanuel Macron Ministre de l’Économie, pour beaucoup de socialistes le camp du mal a pris le pouvoir. Il ne s’agit plus de mettre en œuvre l’idéologie, mais d’agir pragmatiquement pour déterminer « ce qui marche ».

Sur l’échelle simpliste allant de la gauche socialiste à la droite libérale, il y a bien glissement à droite.

 

Ce que le socialisme doit au capitalisme

Mais la réalité historique profonde est ailleurs. Le socialisme est une doctrine qui ne fonctionne qu’avec un capitalisme performant. L’idéologie se décline en argumentaire électoral promettant de multiples avantages payés sur fonds publics. Il suffit de noyer les promesses dans un verbiage moralisateur et le tour est joué. Beaucoup de naïfs penseront rallier le camp du bien en se disant socialistes. Le socialisme a donc bien fonctionné pendant les Trente Glorieuses (1944-1974) parce que le capitalisme lui offrait sur un plateau d’argent une croissance économique de plus de 5% par an. Les promesses sociales pouvaient être financées sans douleur par la société, même si les prélèvements obligatoires augmentaient. Ils augmentaient moins que le taux de croissance économique et chacun profitait ainsi de la richesse créée.

Mais le capitalisme est une machine à produire et à vendre efficacement. Lorsque les sociétés développées se rigidifient par une réglementation trop dense dans tous les domaines et des prélèvements obligatoires démesurés, le capitalisme s’adapte souplement et trouve de nouvelles opportunités dans les pays émergents. Les délocalisations d’entreprises ne sont que l’aspect le plus visible de cette recomposition du paysage économique mondial.

Les anciennes puissances économiques dominantes souffrent plus ou moins de cette mondialisation selon leurs capacités d’adaptation à la réalité. La France est particulièrement rétive. Les idéologues, évidemment, sont outrés. Le capitalisme a payé leurs promesses électorales pendant des décennies et il va désormais planter ses graines ailleurs, c’est-à-dire investir. C’est une trahison ! Mais les idéologues refusent de « glisser à droite ». Ils persistent à croire, contre toute évidence, qu’ils détiennent la vérité éternelle. Il est hors de question de s’adapter à la nouvelle réalité mondiale en abandonnant une vieille doctrine née au 19e siècle.

 

Le progrès, au sens politique et moral, ne fait plus recette

Le soi-disant glissement à droite de l’opinion publique n’est donc que le refus de la crispation sur une doctrine dépassée. Crispation de militants politiques et syndicaux peu nombreux, car les sondages montrent une évolution importante des citoyens non militants qui ne sont relayés par aucune organisation. On pourrait tout aussi bien parler d’un glissement à gauche si le baromètre gauche-droite n’utilisait pas un seul paramètre : le degré d’intervention publique. Sans avoir besoin d’analyse, les hommes des pays développés sentent que le monde a profondément changé et qu’une adaptation à la réalité s’impose. S’adapter à l’avenir qui émerge, au sens de l’histoire, n’est-ce pas être de gauche ? Le recul des croyances et la valorisation de la raison constituent le soubassement philosophique des bouleversements du siècle passé. L’affaiblissement des religions commence au 18e siècle et la mort des idéologies résulte des dérives totalitaires du 20e siècle. La maîtrise scientifique et technologique est désormais l’élément essentiel de la puissance. Mais la science est un pragmatisme, une recherche permanente, souvent sans résultat, mais conduisant de temps à autre à des progrès spectaculaires. Les constructions idéologiques ressemblent face à elle à des enfantillages.

Il paraît presque ridicule dans un tel contexte de proposer un modèle futur de société créé de toutes pièces par quelques intellectuels sortant pour l’occasion de leur tour d’ivoire. Lorsque beaucoup d’hommes ne croient plus ni aux dieux ni aux prophètes de malheur qui ont conduit aux camps de concentration communistes et nazis, pourquoi iraient-ils s’amouracher de petits leaders leur proposant de petits projets de petite politique ? Certes, les populismes européens actuels correspondent aussi à cette définition. Mais ils ne sont que l’exploitation de la crédulité des mécontents, des déçus, des exclus. Marine Le Pen n’a aucune idéologie, aucun projet, seulement une ambition : la conquête du pouvoir.

 

Le libéralisme a gagné

La droitisation du panorama politique n’est donc que la constatation de la mort du socialisme. Le socialisme est mort parce qu’il a réussi, mais réussi en composant avec le capitalisme, en utilisant l’efficacité productive de l’économie de marché pour construire l’État-providence. Il n’est pas envisageable de revenir aujourd’hui vers le libéralisme économique du début du 20e siècle et chacun le sait. Il n’est pas envisageable non plus de poursuivre l’étatisation à marche forcée que nous avons connue depuis une trentaine d’années et qui n’a abouti qu’à fragiliser nos sociétés par l’accumulation d’une énorme dette publique. Chacun le sait également.

La raison impose désormais une gestion efficace de l’existant qui empruntera à la droite pour l’économique et le social et à la gauche pour le sociétal. Peu ou prou, François Hollande a été contraint, sans jamais l’avouer, d’adopter cette voie dans le courant de son quinquennat. D’où le caractère « illisible » de sa politique, souvent mentionné dans les médias. D’où, également, une insurmontable contradiction entre sa majorité parlementaire et l’adaptation progressive de son action.

Personne ne semble s’en apercevoir, mais le libéralisme a gagné. Il a phagocyté le socialisme. L’État-providence a été créé sans faire disparaitre la liberté d’entreprendre. Le développement de la propriété publique n’a pas tué la propriété privée. Le marché coexiste avec des États interventionnistes très puissants financièrement. Tout se passe comme si le capitalisme, une fois encore, s’était adapté au développement économique en concluant un gentlemen’s agreement avec l’autre grande puissance : l’État. L’accord tacite a été mis au point discrètement, sur le long terme, pendant que les politiciens volubiles s’écharpaient sur la place publique. Rien d’étonnant à cela. Lorsque les États recyclent 30 à 60% du PIB, ils deviennent des clients importants que le capitalisme ne saurait négliger. Les liens entre États démocratiques et capitalisme constituent le compromis historique assurant notre liberté. Sur le plan culturel et sociétal, d’ailleurs, la liberté remporte victoire sur victoire car les « bonnes mœurs » ne sont plus définies juridiquement comme par le passé. Chacun peut choisir son mode de vie et ses valeurs, de l’intégrisme religieux le plus étriqué au laxisme moral le plus abrutissant, la majorité adoptant spontanément une voie moyenne et raisonnable. N’est-ce pas, là aussi, une victoire du libéralisme ?

Les travaillistes anglais, les démocrates américains, les sociaux-démocrates allemands ont pris acte de cette réalité fondamentale : la victoire de la liberté dans tous les domaines. Mais le socialisme français s’en est bien gardé jusqu’à une date récente. Bien entendu, les idéologues passéistes ne s’adapteront jamais. Ils disparaîtront ou deviendront des opposants de second ordre. Mais ceux que l’on qualifie désormais de sociaux-libéraux ont devant eux un boulevard pour peu qu’ils acceptent les inévitables compromis de gouvernement. Ils ne sont pas plus à droite, mais simplement beaucoup plus dans la réalité contemporaine.

 

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