Art non figuratif après 1945

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Patrick AULNAS

 

Jackson Pollock. Argent sur noir, blanc, jaune et rouge (1948)Jackson Pollock. Argent sur noir, blanc, jaune et rouge (1948)
Marouflé, huile, 61 × 80 cm, musée national d'Art moderne, Centre Pompidou, Paris. Expressionnisme abstrait

 

1. Une époque moins novatrice

L'art abstrait ou non figuratif naît peu avant la première guerre mondiale à partir des expériences des fauves et des cubistes sur la forme et la couleur (voir notre page L'art abstrait avant 1945). Il apparaît rapidement que deux tendances conceptuelles permettent d'aborder l'abstraction : l'abstraction géométrique et l'abstraction lyrique. Elles coexistent dans la période de l'entre-deux-guerres avec une prédominance très nette de l'abstraction géométrique. Après la seconde guerre mondiale, c'est au contraire l'abstraction lyrique qui attire les créateurs, sans doute parce que les excès de rigorisme de l'abstraction géométrique aboutissaient à une impasse. En simplifiant sans doute trop, il serait possible d'affirmer que l'abstraction géométrique réduisait l'œuvre d'art à une syntaxe correctement utilisée. L'abstraction lyrique n'oublie pas que l'art a d'abord une vocation sémantique. Il doit exprimer, produire du sens.
Les grandes innovations dans ce domaine datent cependant de la première moitié du 20e siècle. A partir de 1945, plusieurs courants de peinture non figurative vont voir le jour, mais, s'ils manient parfois la provocation outrancière, c'est pour masquer un déficit de créativité. On verra ainsi les peintres non figuratifs faire assaut d'originalité dans la technique d'utilisation de la peinture : spatule, couteau, tube pressé au-dessus du support, boite percée, mélange de peinture et de matériaux divers, etc. Chacun comprend aisément que lorsque la créativité artistique cherche refuge dans le mode d'application d'une pâte colorée, c'est qu'elle doute tragiquement de ses capacités. Et de fait, rien de fondamentalement nouveau ne sortira de ces expériences qui ne sont que le prolongement du renouveau de la peinture à partir de 1900.

 

2. L'expressionnisme abstrait

Ce courant prend naissance aux Etats-Unis. Si ses racines remontent à l'entre-deux-guerres, il se développe après la seconde guerre mondiale et se disloque dans le courant des années 1960, victime de ses excès. Il est donc productif pendant 10 à 15 ans.
Le terme expressionnisme avait été utilisé au début du 20e siècle pour désigner un courant artistique figuratif d'origine allemande cherchant à traduire visuellement des angoisses, des craintes, une douleur psychologique (voir notre page L'expressionnisme). L'artiste de l'expressionnisme abstrait veut également nous donner une image de son monde intérieur mais sans aucune figuration. Comment pense-t-il y parvenir ? Deux réponses ont été apportées à cette question car il existe deux sous-courants de l'expressionnisme abstrait : l'Action Painting (peinture gestuelle ou peinture d'action) et le Color Field Painting (champ coloré).

♦ Action Painting

Le peintre américain Jackson Pollock (1912-1956) est l'initiateur d'une manière peu conventionnelle d'appliquer la peinture sur une surface plane. Ses tableaux étant de très grandes dimensions, il les pose à plat sur le sol, fait couler la peinture sur le support de diverses façons puis utilise différents outils. Il peut verser la peinture puis l'étaler avec un bâton ou une spatule (le pinceau n'est pas proscrit !) ou la faire gicler du tube ou encore utiliser une boîte percée de trous. Cette manière d'appliquer la peinture en la laissant couler est appelée dripping (to drip : laisser goutter).

Une autre caractéristique de Pollock est le all over : la totalité de la toile est recouverte d'une abondante couche de peinture. L'idée sous-jacente, qui s'inspire du dessin automatique des surréalistes, est la suivante : Pollock s'imagine que le geste est l'émanation de soi la plus authentique du fait de sa spontanéité. Il peint donc avec son corps qui, par les gestes, exprime son moi. L'œuvre produite n'est pas un objet d'art au sens conventionnel mais le témoignage d'un acte de création spontané, un jaillissement des profondeurs de l'inconscient. Evidemment, on fait immédiatement le lien avec l'écriture automatique des surréalistes. L'Action Painting repose donc sur un concept extrêmement simpliste qui n'a rien apporté dans le domaine littéraire. Nous sommes dans l'expérimentation un peu naïve. Fort heureusement, il n'est pas indispensable d'être en accord avec les dérives intellectuelles d'un artiste pour apprécier son œuvre. Qu'en est-il des réalisations ?

 Jackson Pollock. Poteaux bleus, numéro 11 (1952) Jackson Pollock. Poteaux bleus, numéro 11 (1952)
Huile, émail, peinture aluminium et fragments de verre sur toile, 213 × 489 cm, National Gallery of Australia, Canberra.
Une photographie ne peut donner qu'une impression très atténuée d'une toile gigantesque comme Poteaux bleus. Chacun peut interpréter cette peinture à sa façon. Il s'agit d'un dialogue entre l'artiste et l'observateur.
Franz Kline. Le pont (1955) Franz Kline. Le pont (1955)
Huile sur toile, 208,5 × 138,5 cm, Munson-William-Proctor Arts Institute, Utica.
Franz Kline (1910-1962) est également un adepte du geste créateur mais ne pratique pas le all over. Il recouvre la toile de marques et lignes diverses de couleur sombre en laissant un espace libre équilibrant l'espace coloré.
Lee Krasner. Créatures nocturnes (1965) Lee Krasner. Créatures nocturnes (1965)
Acrylique sur papier, 76 × 108 cm, Metropolitan Museum of Art, New York.
Lee Krasner (1908-1984), épouse de Jackson Pollock, est très influencée par le style de son mari mais conserve une originalité qui s'accentuera à la fin de sa vie.

♦ Color Field Painting

Le peintre utilise de grands aplats de couleur en éliminant tout détail et toute profondeur. Aucun effet de perspective n'est admis. L'approche intellectuelle est très différente de la précédente mais reste conceptuellement d'une extrême fragilité. En s'inspirant du concept du sublime théorisé par le philosophe Edmund Burke (1729-1797), l'artiste cherche à établir une relation métaphysique avec le spectateur. Le peintre Barnett Newman (1905-1970) écrit que l'observateur doit se sentir « vivant dans l'appréhension de l'espace pur ». Tout cela est évidemment très nébuleux pour un esprit rationnel du 21e siècle, mais les peintres de ce courant sont nés au tout début du 20e siècle. Ces chimères étaient courantes chez les artistes de cette époque. Il n'est même pas exclu qu'ils puissent être sincères.

Mark Rothko. Sans titre, N° 5/N° 22 (1950) Mark Rothko. Sans titre, N° 5/N° 22 (1950)
Huile sur toile, 297 × 272 cm, Museum of Modern Art, New York
Le peintre le plus célèbre de ce courant est l'américain Mark Rothko (1903-1970) qui a pour ambition de transmettre une sorte de message spirituel par sa peinture.
Barnett Newman. Be ! (1970) Barnett Newman. Be ! (1970)
Acrylique sur toile, 213,4 × 283,2 cm, Detroit Institute of Arts, Detroit
L'américain Barnett Newman (1905-1970) a un style caractérisé par les zips (fermeture éclair), c'est-à-dire de fines lignes verticales séparant de grands aplats de couleur vive.
Clyfford Still. Sans titre (1974) Clyfford Still. Sans titre (1974)
Huile sur toile, 284 × 442 cm, San Francisco Museum of Modern Art, San Francisco
Clifford Still (1904-1980) fut un des principaux chefs de file de l'expressionnisme abstrait après la seconde guerre mondiale. Son statut de professeur à la California School of Fine Arts lui permit d'exercer une influence importante sur la peinture américaine. Il travaille sur de très grandes surfaces et ne donne jamais de titre à ses tableaux.

♦ Fin de l'expressionnisme abstrait

Les exemples ci-dessus permettent de comprendre les raisons de l'engouement pour ce courant pictural puis de sa disparition. Les artistes de l'expressionnisme abstrait avaient connu l'entre-deux-guerres et les mouvements artistiques européens se voulant novateurs (cubisme, expressionnisme, surréalisme). Ils entendaient, par l'innovation, donner à la peinture américaine un statut aussi prestigieux et devaient dès lors se différencier nettement du courant réaliste américain. Ils se dirigèrent vers une abstraction souvent provocante mais ne parvenant pas à quitter l'expérimentation. Par leur pratique, ces peintres révélaient surtout leur grande incertitude sur le statut de l'artiste. Peut-on proposer au peintre un rôle entièrement nouveau qui consisterait à éclabousser la toile de taches de couleurs exprimant son inconscient ou traduisant un rapport métaphysique avec l'observateur ? Le peintre n'est-il que le jouet de ses pulsions, traduites en images par ses gestes ? Sa raison, sa conscience doivent-elles être rejetées ? La réponse à ces questions est évidemment négative. Il en résulte que l'expressionnisme abstrait s'est engagé dans une voie expérimentale très étroite et probablement sans issue. L'extrême fragilité intellectuelle de ce courant artistique augurait de sa disparition rapide. Il reste des œuvres traduisant les ambitions d'artistes incertains de leur rôle et qui cherchaient désespérément une assise conceptuelle à une pratique sans lendemain.

 

3. L'abstraction lyrique

On qualifie d'abstraction lyrique un courant européen qui se développe après la seconde guerre mondiale et qui constitue le pendant de l'expressionnisme abstrait américain. Vassily Kandinsky avait été, avant-guerre, l'initiateur de cette tendance qui s'opposait à l'abstraction géométrique utilisant une syntaxe rigoureuse faite d'associations de figures géométriques. L'abstraction lyrique cherche à exprimer les émotions, voire le moi profond, l'inconscient de l'artiste. Il existe donc un lien de filiation entre ce courant et le surréalisme. On retrouve dans l'abstraction lyrique d'après-guerre le goût de la provocation et des expérimentations hasardeuses du courant expressionniste abstrait américain. Les deux courants sont en réalité concurrents, les européens ne souhaitant pas se laisser distancer en matière d'innovation par la nouvelle peinture américaine. Il ne faut jamais perdre de vue l'aspect économique de l'art : la célébrité apporte la fortune et la compétition est féroce pour la conquérir.
Le tachisme des années 40 et 50 est une sorte de sous-courant de l'abstraction lyrique, équivalent européen de l'Action Painting américaine.

 

 Georges Mathieu. Capétiens partout (1954)Georges Mathieu. Capétiens partout (1954)
Huile sur toile, 295 × 600 cm, Musée national d'art moderne, Centre Pompidou, Paris

 

Le peintre français Georges Mathieu (1921-2012) s'est rendu célèbre par ses happenings picturaux au cours desquels il peignait en public de très vastes toiles en un temps minuté. Ainsi, en 1956, au Théâtre Sarah-Bernhard à Paris, il réalise un tableau de 4 × 12 mètres (Hommage aux poètes du monde entier, détruit par la suite dans un incendie) devant 2 000 spectateurs. L'acte de peindre est ainsi conçu comme une performance spectaculaire. Le contenu reste en théorie le même que celui de l'expressionnisme abstrait : projeter son psychisme sur la toile...

Jean-Paul Riopelle. Palais rustique (1957)  Jean-Paul Riopelle. Palais rustique (1957)
Huile sur toile, 73 × 92 cm, collection privée
Le peintre et sculpteur canadien Jean-Paul Riopelle (1923-2002) pratique, comme Jackson Pollock, le all-over. Il s'agit de recouvrir entièrement la toile de multiples couches de peinture. Cet artiste reviendra à l'art figuratif à la fin de sa carrière.
 Hans Hartung. Sans titre (1960) Hans Hartung. Sans titre (1960)
Pastel sur papier, 48,5 × 72 cm, Musée national d'art moderne, Centre Pompidou, Paris
Hans Hartung (1904-1989) et un peintre français d'origine allemande qui est considéré comme l'initiateur du tachisme.

L'abstraction lyrique aura le même sort que l'expressionnisme abstrait : il s'agit d'un feu de paille qui s'éteint dans les années 50. L'art des dernières décennies du 20e siècle et du début du 21e va se construire sur un arrière-plan philosophique différent, mais d'une toute aussi grande fragilité. On parlera alors d'art postmoderne.

 

4. L'Op Art et ses dérivés

Le terme Op Art (Optical Art ou art optique) a été employé pour la première fois en 1964 par la revue Time pendant la préparation de la première exposition consacrée à cette technique. Cette exposition intitulée The Responsive Eye eut lieu au MoMA (Museum of Modern Art) de New York en 1965. L'art optique utilise les connaissances scientifiques acquises dans le domaine de l'optique pour produire des effets visuels. L'appareil optique humain ayant ses limites, comme tout appareil physiologique, il est évidemment possible de le faire percevoir autre chose que ce qui est véritablement représenté. La vision subjective ne coïncide pas avec les caractéristiques objectives de l'œuvre observée. Il s'agit donc de créer des illusions d'optique. Pour ce faire, les artistes de l'art optique utilisent des réseaux de lignes, des effets de perspective réversible, des associations de couleurs (couleurs chaudes, avançantes, et couleurs froides reculantes), des effets de moiré, etc. L'Op Art est ainsi un art non figuratif qui peut être considéré comme un prolongement de l'abstraction géométrique de la première moitié du 20e siècle, mais avec une certaine assise scientifique.
L'utilisation des illusions d'optique est ancienne en peinture : le trompe-l'œil est un antécédent lointain de l'Op Art. Piet Mondrian (1870-1944) est également cité comme un pionnier de l'art optique pour certaines de ses compositions d'abstraction géométrique. Mais le premier artiste qui s'intéresse vraiment au rapport entre l'art et la perception optique humaine en utilisant les apports scientifiques récents est Josef Albers (1888-1976) qui peut être considéré comme le père de l'Op Art.
Un certain engouement pour l'Op Art se développe dans les années 1960 et 1970. Le design et la mode vestimentaire s'inspirent de ses créations, de même que la publicité (affiches, annonces dans les journaux, etc.). Il subit ainsi une banalisation qui pourrait, à tort, conduire à l'assimiler à un simple phénomène de mode.

 

 Victor Vasarely. Boglar II (1972)Victor Vasarely. Boglar II (1972)
Huile sur toile, 250 × 250 cm, collection particulière

 

 Victor Vasarely (1906-1997) est un peintre d'origine hongroise, naturalisé français, considéré comme l'un des initiateurs de l'art optique. Il commence entre les deux guerres par des images en noir et blanc puis s'oriente vers la couleur à partir des années 1960.

Victor Vasarely. Bi-Tupa (1974-76)  Victor Vasarely. Bi-Tupa (1974-76)
Huile sur toile, 210 × 200 cm, Musée National d'art moderne, Centre Pompidou, Paris
 Victor Vasarely. Sagita (1978) Victor Vasarely. Sagita (1978)
Acrylique sur toile, 176 × 176 cm, collection particulière
 Bridget Riley. Mouvement en carrés (1961) Bridget Riley. Mouvement en carrés (1961)
Tempera sur panneau de fibres, 123 × 121 cm
Bridget Riley (née en 1931) est une artiste peintre britannique. Elle commence également par le noir et blanc puis évolue vers la couleur.
 Bridget Riley. Cataracte 3 (1967) Bridget Riley. Cataracte 3 (1967)
Acrylique sur toile, 221 × 221 cm
 Julio Le Parc. Modulation 68, hommage à Fernand Léger (1974) Julio Le Parc. Modulation 68, hommage à Fernand Léger (1974)
Pinceau d'air, peinture au pistolet, 120 × 120 cm
Julio Le Parc est un peintre et sculpteur argentin né en 1928.
 Julio Le Parc. Alchimie 42 (1989) Julio Le Parc. Alchimie 42 (1989)
150 × 150 cm

 En 1961, Julio Le Parc fonde le GRAV (Groupe de recherche d'art visuel) avec Horacio Garcia Rossi, François Morellet, Francisco Sobrino, Joël Stein et Yvaral. Ce groupe défend une conception expérimentale de l'œuvre d'art dont l'élaboration doit s'appuyer sur des connaissances scientifiques dans le domaine de la perception visuelle. Ce travail débouche sur des réalisations d'art cinétique, mettant en mouvement l'œuvre d'art. En voici trois exemples extraits du site de Julio Le Parc et qualifiés art web :

Anneau d'or Pyramide en rotation Cône en rotation

 Pour plus de détails, voir le site de Julio Le Parc

 

5. Conclusion

L'art abstrait semble bien s'être fourvoyé dans des expérimentations se voulant spectaculaires. Elles étaient destinées à attirer l'attention à un moment où l'importance des grands médias (radio, télévision, presse écrite) exigeait de la part des artistes une visibilité à l'égard d'un public plus large que par le passé. Ils ont donc joué le jeu risqué de la provocation, sous les huées des uns, sous les applaudissements des autres, exploitant la crédulité ou le snobisme. Seul l'avenir dira ce qui subsistera de cet art qui se cherchait sans vraiment s'être trouvé. Il marque en tout cas les incertitudes d'une époque qui rejette la beauté tant vénérée autrefois, mais qui n'a rien proposé de convaincant pour la remplacer. Il est d'ailleurs intéressant de constater que lorsque l'art non figuratif se fonde sur des concepts rationnels, se soumet à une discipline plus stricte, accepte des contraintes, il devient plus intéressant. C'est le cas de l'Op Art puis de l'art cinétique. Une adéquation existe dans ce domaine entre la création artistique et la dominante technologique de notre époque. L'abstraction, au sens où on l'entendait avant la seconde guerre mondiale, n'aura donc été qu'un bref moment de l'histoire de l'art, une dernière tentative d'utilisation des techniques picturales artisanales du passé. L'art non figuratif, lato sensu, débouche, lui, sur l'appropriation par les artistes des technologies nouvelles apparues à la fin du 20e siècle. Nul doute qu'il représente l'un des chemins de l'avenir.

  

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